«Le temps des fabriques: des cadences à la décadence»
«Le temps des fabriques: des cadences à la décadence»
Stefan Keller,Lausanne, Ed. dEn Bas, 2002
Après son ouvrage sur lex-capitaine de la police saint-galloise Paul Grüninger1, Stefan Keller journaliste à la Wochenzeitung (WOZ) a poursuivi ses recherches sur lhistoire sociale et politique de la Suisse orientale, au niveau dune agglomération urbaine de Thurgovie.
Cet ouvrage (publié en français aux Ed. dEn Bas) est présenté par lhistorienne Sophie Pavillon, qui en souligne la valeur: «Pour ma part, je salue cette histoire bien documentée et autorisant une lecture critique. Noublions pas que les banques et les entreprises suisses naiment pas particulièrement les historiens (tout au moins ceux qui ne sont pas leurs dévoués salariés) et quelles sen méfient [ ] Dans ce sens, uvrer à une histoire critique, comme Keller la pratique dans cet ouvrage, revient à faire acte de résistance contre lestablishment helvétique qui tend à considérer que «les meilleures archives sont les corbeilles à papier», comme disait Ulrich Wille II2» (Sophie Pavillon, p. 11)
Stefan Keller – qui a eu la chance de rencontrer divers témoins de cette époque, aux avis évidemment divergents – retrace lhistoire dune grande entreprise capitaliste, en même temps que celle du socialisme et du syndicalisme thurgoviens. Arbon est un microcosme de lévolution sociale en Suisse: le poids grandissant dun syndicalisme bureaucratisé (la FOMH), acceptant la logique de la rationalisation capitaliste (système Bedeau); «lunion sacrée» durant la seconde guerre mondiale, se traduisant par la collusion avec une organisation interclassiste comme la «Ligue du Gothard» (adepte dune «rénovation nationale» plus quambiguë); ladaptation à la xénophobie apparue avec les premières vagues dimmigration des années 50. Ainsi, après la «paix du travail» (1937), le bonze en chef de la FOMH Konrad Ilg a tenté de torpiller lintroduction de lAVS en 1948, pour préserver le «partenariat social» avec le patronat.
Louvrage révèle aussi lexistence, dans la Thurgovie conservatrice, dun socialisme de gauche, incarné pendant 40 ans par le rédacteur en chef du Thurgauer AZ, Ernst Rodel (1901-1993). En juin 1968, seul des rédacteurs socialistes du groupe de presse AZ, le vieux tribun exprime sa sympathie aux jeunes, qui bousculent le conservatisme suisse3. Trois ans plus tard, Rodel sera «viré» du comité de section du PS dArbon afin «de laisser la place à quelquun de plus jeun (…) cela nous permettra de travailler sur une base plus large» (p. 160).
Cet ouvrage nous donne donc un aperçu du mouvement ouvrier en Suisse. De plus, son acquisition massive contribuera à la prospérité dune maison dédition alternative (Les Editions dEn Bas), phénomène rare en ce pays.
Hans-Peter RENK
- Stefan Keller, Délit dhumanité: laffaire Grüninger. Lausanne, Ed. dEn Bas, 1993
- Sur Wille Jr, cf. Georges-Henri Pointet, «Armée et fascisme en Suisse» (La Sentinelle, 4 juillet 1935, réédité in: Journal du GSsA, no 47, automne 2000)
- «Ce qui est remarquable, dans le mouvement étudiant actuel, cest quil appelle aussi la classe ouvrière à une nouvelle conscience. Cet idéalisme devrait forcer ladmiration de tous les socialistes. Nous navons pas à nous faire de soucis pour linstant sur les formes que prennent les manifestations et les discussions. Chaque courant révolutionnaire doit commencer par se forger un visage» (Ernst Rodel, in: Thurgauer AZ, 22 juin 1968)