Parle-moi de l'Amérique, camarade...

Nous publions ci-dessous des extraits d’un entretien de Paolo Gilardi avec Keith Mann, professeur de sociologie à Miami University, membre de solidarity, une des organisations de la gauche radicale aux USA, proche de la Quatrième Internationale.

Paolo Gilardi Quelque chose de nouveau semble se dessiner aux USA ; The Nation prétend que 37 % des citoyen·ne·s adultes des Etats-Unis, «préfèrent le socialisme au capitalisme». De son côté, CNN se demande si «la politique réactionnaire de Trump va booster les socialistes révolutionnaires».

Keith Mann Si l’élection de Trump et ses clins d’œil aux racistes et à l’extrême droite encouragent ces derniers, son élection et sa politique réactionnaire ont aussi stimulé les forces progressistes avec l’apparition d’une nouvelle génération qui se tourne vers le militantisme. Ces dynamiques suscitent aussi un vif intérêt pour le socialisme. Les racines de cette nouvelle radicalisation à gauche remontent au mouvement Occupy en 2011 et aux luttes telles que le soulèvement de Madison, dans le Wisconsin, contre les attaques portées au droit de négociation collective.

Ce regain d’intérêt pour le socialisme ouvre un espace important pour les organisations socialistes. Ainsi, un groupe tel que les Democratic Socialist of America (DSA) aurait plus que triplé ses effectifs au cours des six derniers mois, passant de 8000 à 25 000 membres. Qu’est-ce que DSA?

C’est DSA qui a bénéficié principalement de cette radicalisation. Fondée en 1973, DSA c’est la social-démocratie étatsunienne. Réformiste, souvent proche du Parti démocrate, DSA n’a cependant pas suivi le tournant vers le néolibéralisme opéré par la social-démocratie en Europe et en Amérique latine. La plupart de ses nouveaux adhérent·e·s sont jeunes et ouverts aux différentes perspectives socialistes, y compris au socialisme révolutionnaire. Pour l’instant, DSA reste très majoritairement composée de militant·e·s blancs et n’attire que peu de noir·e·s, de latinos·as et d’autres minorités ethniques ; c’est un problème majeur car ces groupes constituent un grand pourcentage de la population des USA et des couches très importantes de la classe ouvrière.

Les chiffres des sondages que tu cites sont vraiment significatifs. Pendant des décennies, en particulier durant la guerre froide, l’anticommunisme n’était pas seulement l’axe de la politique extérieure des USA. Il était aussi une arme idéologique utilisée par le gouvernement, le patronat et l’Etat pour chasser les militant·e·s de gauche des syndicats et discréditer les leaders du mouvement en faveur des droits civiques dont Martin Luther King lui-même. L’anticommunisme permettait de discréditer n’importe quel discours critique sur le capitalisme et ses aspects sociaux troublants. La chute du mur de Berlin, de l’URSS, et la fin de la guerre froide ont privé la classe dominante et ses idéologues de l’arme de l’anticommunisme. N’oublie pas que celles et ceux qui, aujourd’hui, sont étudiant·e·s ou jeunes travailleuses·eurs sont nés après la fin de la guerre froide.

C’est l’articulation de ces réalités qui explique le succès inédit de Bernie Sanders. Le fait que Sanders se dise «socialiste» stimule aussi l’intérêt pour le socialisme même si l’ancien adversaire de Mme Clinton est clairement un social-démocrate style social-­démocratie européenne des trente glorieuses – l’Etat providence, etc.

Trump bénéficie cependant toujours de larges soutiens parmi la classe ouvrière blanche en stimulant notamment la haine raciale, les réflexes protectionnistes et la négation des désastres environnementaux. Quelle est pour la gauche radicale étasunienne (solidarity, ISO,…), l’articulation entre la nécessité de donner des réponses à la souffrance sociale des ancien·ne·s «cols bleus» et les luttes contre le racisme, contre le mur anti-mexicain, contre la construction de l’oléoduc, par exemple?

On peut tout aussi bien défendre les conditions des cols bleus à la peau blanche et lutter contre le racisme. En fait, les deux choses sont indissociables. D’abord, l’électorat de Trump doit être scruté de près car il n’est pas une masse homogène. Même si beaucoup ont été séduits par le protectionnisme qui ouvre la porte aux arguments anti-­immigration et donc anti-­immigré·e·s, une frange importante de l’électorat ouvrier blanc de Trump avait voté pour Obama en 2008 et 2012 et pour Sanders lors des primaires démocrates. Ces gens ne sont pas devenus racistes d’un jour à l’autre.

Des millions de cols bleus qui avaient des bons emplois, souvent syndiqués il y a quelques années, se trouvent aujourd’hui avec des boulots précaires. Pour le prolétariat entier, les salaires n’ont plus bougé depuis des années, creusant l’écart entre les possédant·e·s et tous les autres. Dans ce pays, 1 % de la population détient 34,5 % de la richesse privée et engrange 17 % des salaires versés alors que les 20 % les moins aisés touchent 3 % des rémunérations versées. Ce sont elles et eux qui disposent de ce qu’on appelle pudiquement une «richesse négative». Autrement dit, ils·elles· sont endettés.

Mais c’est un milliardaire qui les séduit…

En partie à cause de la banqueroute stratégique et de l’immobilisme des directions syndicales, certains travailleurs et travailleuses ont été séduits par le protectionnisme à la Trump. Mais le protectionnisme porte en son sein les graines du nationalisme, qui porte à son tour celles du chauvinisme, qui finit par remplacer la lutte contre les patrons par la haine des travailleurs et travailleuses étrangers et immigrés.

Face aux attaques contre les immigré·e·s, contre les syndicats, à l’explosion du travail précaire, aux inégalités qui se creusent de plus en plus, nous répondons que la solidarité des salarié·e·s avec des communautés opprimées est plus que jamais à l’ordre du jour. La participation des blancs·ches aux manifs antiracistes nous montre que ces idées sont partagées par une frange importante de la population et de la jeunesse.

5 octobre 2017

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