L'Anthropocène contre l'histoire, d'Andreas Malm

Géographe et maître de conférences à l’Université de Lund (Suède), Andreas Malm vient de publier un recueil d’articles consacrés au capitalisme fossile et au réchauffement climatique. Une mine (!) d’informations et de réflexions à lire toutes affaires cessantes.

Le premier article, intitulé «Qui a allumé ce feu? Pour une histoire de l’économie fossile», soupèse, retourne et dissèque la notion d’Anthropocène.

Un des points de départ de la critique de Malm est le constat que le charbon était accessible dans de nombreuses parties du monde et que sa capacité à dégager de la chaleur par combustion était connue parmi les populations vivant dans ces zones, sans pour autant qu’elles en fassent un combustible usuel. Le recours au charbon n’est donc nullement un penchant spontané de l’espèce humaine, mais bien le résultat d’un choix historiquement et socialement situé. A un moment T, un groupe dominant d’êtres humains G a décidé d’utiliser le charbon comme énergie, non seulement pour le chauffage, mais surtout comme énergie motrice produisant de la vapeur.

Ce que la notion d’Anthropocène, qui évoque l’espèce humaine comme acteur historique et géologique, dissimule sous sa généralité biologique. Comme le dit le marxiste suédois: «Dans les annales de l’économie fossile, on ne trouve pas trace d’un tel acteur. L’énergie de la vapeur, pour commencer, n’a pas été développée et diffusée sur toute la surface de la Terre par l’Homo sapiens sapiens, mais […] par la classe dirigeante britannique (bientôt suivie par les classes dirigeantes française et américaine et celles d’autres pays occidentaux). »

Autre argument, inédit, touchant la deuxième partie du mot anthropocène, construit, comme d’autres époques géologiques (Pliocène, Miocène, etc.) à partir du grec kainos, qui évoque le nouveau: en géologie, une nouvelle époque n’est toutefois acceptée qu’à condition qu’une délimitation stratigraphique nette et mondialement synchrone (le «golden spike») existe. Comme l’émergence d’une nouvelle espèce dans la roche ou les sédiments. On la chercherait en vain pour dater précisément l’Anthropocène.

Si l’on sait qui a allumé ce feu, reste à savoir pourquoi

C’est l’objet du deuxième article de Malm, «Les origines du capital fossile: le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique». Andreas Malm y présente, documents historiques à l’appui, les raisons qui ont amené l’industrie textile du Royaume-Uni à changer d’énergie motrice. Un choix a priori absurde pour un économiste vulgaire, puisque l’eau était souvent gratuite et le charbon payant ; doublement absurde même, puisque pendant toute une période, les moulins à eau développèrent plus de force motrice que les machines à vapeur. Qu’est-ce qui a donc poussé les industriels du textile, puis les autres, à recourir à la vapeur? La réponse tient à une qualité du charbon qui fait fonctionner la machine à vapeur: il est transportable et stockable partout et l’on peut donc établir les usines là où se trouve la main-d’œuvre de réserve, c’est-à-dire dans les villes.

Comme le disait l’un des économistes bourgeois important de l’époque, John McCullogh: «L’invention de la machine à vapeur nous a soulagés de la nécessité de construire des usines à des emplacements incommodes pour la seule raison qu’il y avait là une chute d’eau. Cela a permis qu’elles soient placées au cœur d’une population formée aux habitudes industrieuses.»

Les usines textiles à la campagne, appelées «usines colonies», font reposer sur le capitaliste tous les coûts de cette vaste infrastructure accueillant une main-d’œuvre au recrutement difficile, rétive à la discipline d’usine. De plus, le débit de l’eau peut varier. La vapeur, elle, est constante. Surtout, elle va être une composante clef de la réponse stratégique du patronat à la limitation de la journée de travail. En permettant d’accélérer les machines, la vapeur donnait la possibilité de produire autant ou plus en un temps plus bref.

Ce que constatait un manufacturier du coton de Manchester: «Il est évident que plus vous réduisez le nombre d’heures, plus vous diminuez la valeur d’une roue hydraulique par rapport à une machine à vapeur». Les pages que Malm consacre à illustrer cette thèse sont hautement recommandables, même celles, moins faciles d’accès, où il aborde la subordination de l’énergie fossile aux besoins du capitalisme et en théorise le rôle.

Peut-être plus distrayant, le troisième article aborde la manière dont le réchauffement climatique peut influencer notre manière de lire certaines œuvres littéraires, comme Typhon de Joseph Conrad ou Des hommes dans le soleil de Ghassan Kanafani. En bon lecteur de Walter Benjamin, Andreas Malm y cherche aussi un effet de loupe nous disant hier ce que pourrait virtuellement être demain.

Le quatrième et dernier article, «La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer», tente d’évaluer comment le réchauffement climatique influence la stratégie révolutionnaire. Faisant référence au titre de l’ouvrage de l’historien Eric Hobsbawm traitant du court XXe siècle, Andreas Malm écrit: «Les révolutionnaires dans un monde plus chaud devront alors être des antifascistes d’autant plus vigilants et militants. Nous vivons peut-être non pas juste après, mais à l’aube même de l’âge des extrêmes.»

Daniel Süri

Andreas Malm. L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital. Paris, La Fabrique, 2017, 242 pages.