Penser la révolution d'Octobre 1917

La révolution de Février, qui est venue à bout de l’Empire russe, initiée par une mobilisation de femmes, a un caractère pluriel. Elle réussit à faire converger les ouvriers·ères des grandes usines, gagnés à la social-démocratie révolutionnaire, l’immense masse des paysan·ne·s pauvres aspirant au partage des terres, liée au populisme de gauche, enfin les peuples opprimés non russes, voire colonisés, revendiquant leurs droits.

Elle va permettre de renverser une oligarchie tsariste centenaire, pourtant soutenue par les grands propriétaires terriens, la grande bourgeoisie d’affaires, la caste des généraux et les dignitaires de l’Eglise orthodoxe. Du jour au lendemain, cette «prison des peuples» est devenue «le pays le plus libre du monde», du moins en temps de guerre.

Toutefois, devant l’absence de volonté des premiers gouvernements provisoires de répondre aux aspirations populaires, les révolutionnaires sont confrontés à l’alternative suivante: soit un violent retour en arrière, soit un nouveau bond en avant. A la fin août, le général Kornilov tente en effet de mettre le gouvernement provisoire sous tutelle, de liquider les conseils et d’imposer une dictature militaire au pays. Les bolcheviks réussissent à l’en empêcher en unifiant les forces démocratiques et socialistes.

Dès lors, ils envisagent la prise du pouvoir dans les grandes villes, où ils disposent d’une majorité. Il s’agit pour eux de démontrer par la mobilisation sociale et l’action gouvernementale qu’ils peuvent satisfaire les revendications du pays, à commencer par la négociation d’une paix séparée avec les Puissances centrales. En même temps, ils envisagent la construction d’une nouvelle internationale ouvrière anticolonialiste, qui ne s’appelle pas encore communiste.

Lénine défend que la clé de la situation repose sur cinq mesures qui résument les aspirations de la vaste majorité du peuple: «la paix tout de suite», «la terre à ceux qui la cultivent», «le pouvoir aux soviets ouvriers et paysans», «le contrôle de la production sociale par les travailleurs» et «le droit des nations à l’auto-­détermination». Ce sera le programme immédiat des bolcheviks pour Octobre.

De futurs opposants, comme Boris Pasternak, s’enthousiasment: «Elle s’est réveillée notre mère la Russie, elle ne tient plus en place, elle va et vient, elle parle sans se lasser. Et ce ne sont pas les hommes seulement. Les étoiles et les arbres se sont réunis au bord de la Neva et bavardent, les fleurs de nuit philosophent et les maisons de pierre tiennent des meetings!»

Les femmes ont conquis l’égalité des droits civils et politiques. Les plus militantes d’entre elles organisent des appartements communautaires, où les tâches ménagères sont partagées. Le mariage est simplifié et le droit au divorce reconnu ; la famille patriarcale est critiquée, l’homosexualité n’est plus réprimée. La mixité est introduite dans les écoles, dont les élèves sont encouragés à traiter les enseignant·e·s en égaux. Les officiers perdent leurs épaulettes et sont vêtus en simples soldats.

L’alphabétisation des larges masses est une priorité. Le vêtement de toile et de cuir, imaginé par les constructivistes, entend libérer le mouvement. «Les rues sont nos pinceaux / les places nos palettes», lance le poète Maïakovski, alors que poussent des immeubles «Art nouveau», et que les troupes de théâtre envahissent l’espace public. Pour le premier anniversaire d’Octobre, cent-soixante peintres peuvent donner libre cours à leur créativité pour revêtir Petrograd de couleurs nouvelles.

Ce bouleversement consacre le succès sans précédent de celles et ceux d’en bas, qui se sont unis pour tracer les chemins de leur propre émancipation, inventant leurs institutions démocratiques: les conseils ou soviets. Octobre ébranle aussi le monde, encourageant partout les dominé·e·s à prendre leurs affaires en main. D’où les concessions jusqu’ici inimaginables que vont devoir accepter les possédants au fil du 20e siècle: du développement de «l’Etat social» à l’Ouest, à la décolonisation au Sud.

Pourtant, cette formidable percée est à la merci de régressions monstrueuses, dès lors que les exploité·e·s et les nations opprimées de l’ancien Empire perdent le contrôle de l’Etat, dont les nouveaux maîtres agissent en leur nom et à leur place. La consécration du parti unique et la suppression de la discussion en son sein témoignent de ce reflux de la révolution dans les années 1920, avant qu’elle ne soit défigurée à en devenir méconnaissable par la dictature stalinienne des années 1930.

Jean Batou