Un crime contre l'humanité

Témoignage de Claude Calame au Tribunal permanent des peuples, session sur la violation des droits humains des personnes migrantes et réfugiées et de son impunité, Paris, 4 et 5 janvier 2018.

«Désormais, les chiffres sont connus ; ils sont régulièrement publiés dans les médias. Quelle que soit leur origine, pour les exilé•e•s qui tentent le passage vers l’Europe, du détroit de Gibraltar à la mer Egée en passant surtout par la Libye, la traversée de la Méditerranée est meurtrière: le passage clandestin sur les embarcations précaires fournies à grand prix par des passeurs a provoqué 3 283 morts en 2014, 3 785 en 2015, 5 143 en 2016, 3 116 en 2017 (sur un total cette dernière année de 5 362 exilé•e•s décédés dans l’ensemble du monde: chiffres fournis par l’Organisation internationale pour les migrations – OIM).

Depuis le début des années 2000, les disparitions en Méditerranée des personnes exilées s’élèvent à près de 40 000, hommes, femmes et enfants. Des exilé•e•s fuyant des situations de détresse extrême, des exilé•e•s que, depuis l’installation des centres de tri que sont les hotspots en Grèce à l’automne 2015, on répartit de force en deux catégories discriminantes: d’une part les réfugié·e·s, c’est-à-dire des demandeurs susceptibles d’accéder très éventuellement au statut de réfugié·e ; d’autre part les migrant·e·s, considérés comme ‹ réfugiés économiques › et, à ce titre, passibles d’une expulsion immédiate.

Ce tri et ce rejet de femmes et d’hommes en situation d’extrême précarité ne sont que l’une des manifestations de la fermeture des frontières extérieures de l’Union européenne. La conséquence la plus dramatique est la mort chaque année de plusieurs milliers de réfugié·e·s, de migrant·e·s, hommes, femmes et enfants, dont le seul délit est de tenter d’échapper à des situations menaçant leur survie.

La fermeture répressive des frontières de l’UE et ses conséquences

En effet, depuis la signature des accords de Schengen (le 26 mars 1995), l’UE a assorti le principe de la libre circulation des personnes en son sein de l’interdiction d’entrée sur son territoire, de manière générale, à tout ressortissant extraeuropéen ne possédant pas un visa. En l’occurrence sont particulièrement visés les ressortissant·e·s de l’Afrique subsaharienne, les réfugiés d’Erythrée et du Soudan, sans compter les exilé·e·s des pays en situation de guerre au Proche- et au Moyen-Orient.

Cette politique de fermeture des frontières aux personnes désormais accusées d’‹ immigration illégale › s’est traduite de différentes manières: par l’érection de barrières et de murs physiques à Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles à l’extrême ouest de la Méditerranée, jusqu’au mur sur le fleuve Evros entre le nord de la Grèce et la Turquie ou la barrière de barbelés à la frontière turco-bulgare au nord-est du bassin méditerranéen ; par des contrôles policiers coordonnés et renforcés par l’agence Frontex, devenue ‹ Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes › qui apporte un soutien logistique et pratique aux polices des frontières nationales ; par de vastes opérations de filtrage des entrées irrégulières, telle l’opération répressive ‹ Triton › qui a remplacé dès novembre 2014 la campagne italienne d’accueil des migrant·e·s ‹ Mare nostrum ›, ou telle l’opération Sophia (EUNAVFOR MED) de destruction des embarcations utilisées par les migrant•e•s sous prétexte de lutte contre les passeurs et les trafiquants de migrants ; enfin par de vastes mesures d’externalisation des frontières de l’UE, par exemple par le traité scélérat entre le Conseil européen et la Turquie de mars 2016 aux termes duquel ce pays retient sur son territoire, contre six milliards d’euros et le silence sur le non respect des droits de l’homme, pas moins de trois millions de réfugié·e·s, ou par les accords récemment pris avec la Libye: opération ‹ Sophia › de collaboration militaire avec les garde-côtes libyens, renforcement des camps de rétention, négociations avec les milices locales, etc.

Du point de vue interne à l’UE, on peut ajouter l’érection de barrières aux frontières des pays membres (par exemple pour interdire le passage des exilés par la «route des Balkans»), par l’installation de «hotspots» (centres de tri entre demandeurs d’asile et «migrants économiques» destinés à l’expulsion) dans les pays limitrophes tels la Grèce ou l’Italie, par l’externalisation de frontière internes au profit de pays tiers dans des grandes opérations policières, en particulier en France (comme à Calais et dans le Pas-de-Calais pour la Grande Bretagne ou, de manière inverse, dans la vallée de la Roya ou au Col de l’Échelle, au détriment de l’Italie).

Ainsi donc les institutions européennes et, selon des modalités qui leur sont propres, les différents pays membres de l’UE en interdisent l’accès aux victimes de faits de guerre, de répressions politiques, de catastrophes écologiques et d’inégalités dans le dénuement entretenu par une mondialisation purement économique et néo-coloniale au profit des pays les plus riches. Cette politique de fermeture et de répression à l’égard de celles et ceux qu’on accuse d’ «immigration illégale» est consciemment organisée par la Commission européenne en collaboration avec les pays de l’UE. Les conséquences en sont connues: outre les violences subies sur leur chemin vers l’Europe et jusqu’en Europe même (répression policière, racket, coups et blessures, viols, enfermement dans des camps de rétention, voire réduction en esclavage), chaque année des milliers de migrants, hommes, femmes et enfants, trouvent la mort par naufrage en Méditerranée.

Un crime contre l’humanité?

Les quarante milliers de disparitions et de morts entraînés par cette politique inscrivent sans doute ce chiffre sinistre dans la définition proposée et généralement admise pour un crime contre l’humanité: soit ‹ la violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux › ; et ceci par une action politique délibérée (Feldman 2003).

Mais, du point de vue juridique, il faut rappeler qu’au-delà de la persécution d’un groupe ou du recours systématique à la disparition forcée, l’article 7 du ‹ Statut de Rome › de la Cour pénale internationale (17.7.1998) désigne également comme crime contre l’humanité ‹ les autres actes inhumains de caractère analogue (c.-à-d.: meurtre, déportation, emprisonnement, réduction en esclavage, torture, persécution, etc.) causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale › ; et cela ‹ lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ›

Responsabilités et acte d’accusation

Largement programmée, généreusement financée, la politique de l’UE à l’gard des personnes étrangères en situation de grande précarité est sans aucun doute intentionnelle. Les conséquences en termes d’ «atteintes graves à l’intégrité physique» et à la «santé physique et mentale» sont connues.

S’il semble difficile de qualifier la poltique européenne de fermeture des frontières d’ «attaque généralisée» contre les exilées et les exilés, s’il est hasardeux dans cette mesure de saisir la Cour pénale internationale pour accuser la Commission européenne et le Conseil européen du crime contre l’humanité que représentent les quelque 40000 migrantes et migrants morts en Méditerranée depuis le début des années 2000, en revanche il faut porter plainte à ce propos à l’égard de certains des acteurs de la politique d’interdiction d’entrée dans l’UE et de rejet des exilées et des exilés.

La plainte doit être adressé en particulier à Madame Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et à Monsieur Dimitris Avramopoulos, Directeur du service «migrations et affaires intérieures» de la Commission européenne. Elle doit être doublée d’un appel au Parlement européen et d’une saisine de la Cour européenne des Ddroits de l’homme (CEDH).

Invoquer un acte assimilable à un crime contre l’humanité de la part des autorités de l’UE est d’autant plus légitime qu’avec les Etats-Unis, l’Union européenne est largement responsable des situations qui, au Proche- et au Moyen-Orient comme en Afrique subsaharienne, contraignent à l’exil celles et ceux dont la survie est gravement menacée. […]»

Claude Calame

Directeur d’études, Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales, Paris