Deux France, deux mondes

«A-t-on le droit de bloquer la France? » De BFMTV à France Inter, les éditorialistes à gages s’indignent au nom des «usagers pris en otages par les cheminots». Le Figaro, entre une interview d’Alain Finkielkraut et des nouvelles de l’héritage de Johnny Hallyday, prouve que le journalisme d’investigation n’est pas mort en énumérant les avantages du statut de cheminot, «monument historique» hérité du Front populaire. Quant au Temps, il exhorte Macron à user de son «talent de pédagogue» pour «convaincre les usagers des bienfaits de la concurrence» et mener à bien une «indispensable réforme».

Pour les chiens de garde du néolibéralisme, deux France s’opposent. La France bosseuse travaille plus pour gagner plus et préfère un emploi sous-payé à l’assistanat. Elle connaît les dures réalités, ne se plaint pas et accepte son sort.

La France paresseuse, elle, re­chigne à la tâche et préfère toucher des allocations chômage ou manger des saucisses sur les piquets de grève. Cette France privilégiée, celle des nanti·e·s en tout genre, s’arc-boute sur ses acquis au mépris de l’intérêt général. Poussiéreuse, archaïque, elle contemple avec nostalgie un monde perdu.

Toutes les vieilles ficelles de la rhétorique réactionnaire y passent. On brandit la valeur travail – il manque la famille et la patrie, mais le ministère de l’Intérieur soigne la seconde avec sa loi sur l’immigration – comme l’a toujours fait une classe oisive dont l’existence dépend du labeur des masses. Mais on oublie de préciser que la part du travail dans le revenu n’en finit pas de baisser par rapport à celle du capital. Et on se garde d’insister sur le nombre de travailleurs et travailleuses pauvres: en Allemagne, modèle des réformes de Macron, le chômage baisse au rythme où croît la pauvreté.

On fustige des miettes d’acquis sociaux comme le statut des cheminots ou le régime de retraite des fonctionnaires. Mais on jette un voile pudique sur les plus de deux millions d’euros de revenu moyen des patron·ne·s du CAC 40 et sur le régime de retraite des député·e·s. Comme l’UDC avec les migrant·e·s, la droite française accuse les cheminots ou le personnel soignant de tous les maux. Au nom de l’égalité de traitement, le nivellement par le bas sert de boussole, la rancœur et la jalousie de moteur.

On évoque, enfin, l’indispensable adaptation aux évolutions du monde. On évite d’évoquer les dégâts causés par la «modernisation» des économies britannique, allemande ou suisse: transports publics hors de prix, périphéries désertées par les services de l’Etat, surcharge des hôpitaux. On abandonne au burn-out et au suicide les victimes du New Public Management d’EDF ou France Télécom. Et Macron l’écologiste ne s’émeut pas de la dégringolade du fret depuis la privatisation du rail.

Ce ne sont pas deux France qui s’opposent. Mais deux mondes. D’un côté, la bourgeoisie et ses alliés tentent d’imposer l’agenda néolibéral et de livrer l’entier de la société à la logique du marché. Macron, pantin du patronat, peut s’appuyer sur un groupe de député·e·s dans lequel se bousculent cadres du privé et chef·fe·s d’entreprises. A leurs yeux, toute privatisation est synonyme de nouveau marché et de profit potentiel.

En face, cheminots, étudiant·e·s, mais aussi avocat·e·s ou électricien·ne·s s’opposent à la destruction des services publics et du principe d’égalité qui leur sert de fondement.

Et contre cet autre monde, intolérable pour lui et les siens, Macron choisit la répression. Il envoie des centaines de gendarmes mobiles et des blindés (!) évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à l’abri des regards des journalistes, tenus à l’écart. Le même jour, sa police tabasse et menotte des étudiant·e·s à Nanterre et à Lille.

Mais le gouvernement a pris un risque en multipliant les annonces et peut maintenant craindre deux choses. Premièrement, la convergence des luttes permettrait à la contestation de sortir pour de bon d’une logique sectorielle et de se fédérer autour de la défense d’une vision du monde commune.

Faut-il le rappeler, les cheminots se battent alors que la suppression de leur statut s’appliquera seulement aux nouvelles embauches. Et la sélection à l’entrée de l’université ne concerne pas les étudiant·e·s, en lutte pour celles et ceux qui leur succéderont. Les accusations d’égoïsme et de corporatisme émanant du gouvernement et des médias aux ordres manquent leur cible, et l’appel à un grand rassemblement le 5 mai offre une belle occasion de les décrédibiliser pour de bon, en montrant l’unité des combats en cours.

Deuxièmement, face à l’offensive tous azimuts de Macron, il ne s’agit plus de défendre un service public réduit à l’état de cendres par 30 ans de réformes. Il faut, avec le sociologue Bernard Friot, «en finir avec les luttes défensives» et redessiner les contours d’un monde plus juste et plus solidaire, en France comme en Suisse et ailleurs.

Guy Rouge