1968... Des années d'espoirs

Sous ce titre, les Editions Antipodes viennent de publier un ouvrage cosigné par 111 personnes. Entretien avec Jacqueline Heinen, la rédactrice principale de cette synthèse, ancienne militante de la Ligue marxiste révolutionnaire et professeur émérite de sociologie de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

Manifestation du 1er Mai 1974 à Zurich
Tronçon de la LMR/RML lors du 1er Mai 1974, Zurich

Ce livre résulte d’une enquête initiée par un groupe d’ancien·ne·s membres la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), qui devint le Parti socialiste ouvrier (PSO). L’idée était de faire œuvre de mémoire près de 50 ans après la naissance de ce groupe lié à la IVe Internationale trotskiste. Sur plusieurs centaines de personnes contactées dans les trois régions linguistiques de Suisse, 110 ont répondu aux questions posées: raisons de leur engagement et sphères d’activité; vécu de cette période militante (notamment les rapports femmes/hommes); regard jeté a posteriori sur le socle conceptuel et le fonctionnement de l’organisation; devenir politique et professionnel depuis lors. L’objectif de l’ouvrage n’était pas de retracer par le menu l’histoire du développement de la LMR/PSO, ni de faire un bilan politique dessinant la voie à suivre pour surmonter les erreurs du passé, mais bien de donner la parole à un groupe de personnes qui relatent leur expérience et la façon dont cela les a marquées*.

En effet, tout comme dans les pays voisins, et notamment la France où les travaux sur les protagonistes des années 68 non focalisés sur le milieu parisien font état d’origines sociales contrastées, il ressort que moins d’un quart des témoins qui s’expriment viennent de familles bourgeoises aisées, soit un peu moins que les personnes issues de la classe ouvrière, cependant qu’un peu plus d’un tiers des parents appartiennent à la catégorie des cols blancs (employés, fonctionnaires et professions libérales). On compte en outre une petite dizaine d’enfants d’agriculteurs, ainsi que de rares descendant·e·s de commerçants et d’artisans (presque tous originaires de Suisse alémanique) et quelques personnes précisent qu’elles viennent d’un milieu ouvrier ou paysan très pauvre. On est donc loin de l’image des fils ou filles à papa.

Oui, l’importance de cette dimension dans l’engagement des intéressé·e·s est soulignée par les trois quarts des témoins, qu’il s’agisse des guerres en cours, des visées impérialistes, tant des Etats-Unis en Indochine et en Amérique latine, que d’autres nations dominantes, ou du poids du colonialisme. Et cela vaut aussi pour le cadre théorique offert: pouvoir adhérer à un parti ne se réclamant ni de l’Union soviétique ni de la Chine et qui, à la différence d’autres courants marxistes, dénonçait les ravages du système stalinien fut un argument de poids pour de nombreux témoins.

Si quasiment personne n’imaginait la révolution à portée de main en Suisse, l’implication des unes et des autres dans le mouvement syndical, antinucléaire ou féministe, notamment, atteste que cela ne les empêchait pas de s’efforcer de changer les rapports de force politiques à l’échelle locale. Il est vrai toutefois que les échecs successifs des mouvements aspirant à renverser le pouvoir, tant en Europe qu’en Amérique latine, ont contribué au désengagement de plus d’un·e militant·e.

Formuler a posteriori des critiques – parfois très dures – sur les fondements théoriques qui sous-tendaient l’action de la LMR/PSO, tout en ayant un jugement positif sur ce qu’on y a acquis n’est pas forcément paradoxal. Cela reflète le fait que, pour la grande majorité des personnes concernées, la formation résultant des lectures ainsi que des échanges et de l’ouverture au monde qui en découlaient (en dépit de nombreux propos des plus sévères sur le manque de démocratie dans les débats) ont permis à la majorité d’apprendre à penser et à se faire une opinion par soi-même. Les réquisitoires formulés par certains témoins renvoient d’ailleurs bien davantage aux erreurs d’analyse et de jugement sur la situation politique et à divers modes de fonctionnement de l’organisation qu’à des accusations d’endoctrinement. Convient-il d’y voir une logique d’émancipation? Tout le monde ne sera sûrement pas d’accord là-dessus. Mais nombre de propos évoquent une logique d’apprentissage.

Les coûts à payer, selon les témoins, portent sur l’hyperactivisme (distributions de tracts à l’aube, réunions tard le soir), source d’épuisement et de repli sur la petite sphère militante conduisant à négliger ses études ou sa famille ; sur le poids des cotisations (jusqu’à dix fois plus élevées qu’au Parti socialiste) pour qui gagnait sa vie ; sur les mesures de rétorsion dans l’emploi, voire les licenciements frappant nombre de militant·e·s. Le sectarisme (bien partagé) à l’égard des autres formations politiques – plus ou moins sensible selon les lieux – qui empêcha trop souvent l’existence de fronts communs de gauche revient très souvent.

Les difficultés des femmes à se faire entendre sont fortement soulignées par la plupart de celles qui ont répondu, attestant que la proclamation de l’égalité des sexes avait une dimension très formelle. Le caractère «illisible» de la presse, les illusions véhiculées par la IVe Internationale sur les perspectives révolutionnaires et l’autoritarisme de certains dirigeants sont autant de thèmes récurrents.

Propos recueillis par Daniel Süri

* Le questionnaire et les 110 témoignages se trouvent sur le site de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO).