Livres et BDs en lutte pour l'été

Édouard Louis
Qui a tué mon père
Seuil, Paris, 2018


Edouard Louis

Mourir des politiques de droite

Dans son dernier roman, l’auteur de En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence traite des effets concrets des politiques néolibérales et conservatrices sur des populations fragilisées.

«Si l’on considère la politique comme le gouvernement de vivants par d’autres vivants, et l’existence des individus à l’intérieur d’une communauté qu’ils n’ont pas choisie, alors, la politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre.» Édouard Louis n’y va pas par quatre chemins: son roman accuse un grand nombre de politicien·ne·s de ces dernières années du meurtre de milliers de personnes par leurs mesures antisociales.

Pour les nanti·e·s que représentent ces responsables politiques, la politique est une joute oratoire. Pour les plus démuni·e·s, elle est une question de vie ou de mort.

L’austérité tue chaque année. Une récente étude britannique a évalué à 120000 le nombre de décès dus aux coupes budgétaires du Parti conservateur entre 2010 et 2017. Mais ce n’est pas tout: par un habile tour de passe-passe, l’idéologie bourgeoise transforme ses victimes en coupables, et convainc les agonisant·e·s et leurs témoins qu’ils et elles ont choisi leur destin.

L’homicide est déguisé en suicide grâce à la si vénérée responsabilité individuelle. Si l’on ne parvient pas à se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer, on ne peut s’en prendre qu’à soi. Macron a bien dit que le problème des pauvres, c’était leur fainéantise.

Avec l’exemple de son père au dos meurtri, à la démarche pénible, au souffle court, Édouard Louis nous conduit dans son monde à l’intimité toute politique.

La violence de l’hétéro-normativité

Les conséquences de l’austérité et de la valorisation de la responsabilité individuelle sont d’autant plus dévastatrices lorsqu’elles se mêlent à d’autres valeurs, comme celle de la virilité, dans un contexte socio–économique difficile.

Dans le milieu ouvrier d’où vient Édouard Louis, l’école – alors qu’elle permet d’améliorer sa situation – souffre d’une vision négative car elle est perçue comme antagonique à la masculinité. Et quand on se définit par la dureté, la vaillance, la fierté, l’indépendance, le silence, il devient difficile de critiquer les mesures antisociales sans mettre son identité en péril.

On offre ainsi, malgré soi, un terreau fertile à l’application de mesures qui signent pourtant notre propre mort. C’est cette réalité aussi que nous conte Édouard Louis.

À ce père qui s’est toujours dérobé aux autres, qui affirmait détester Noël tandis qu’il se pliait en quatre pour que sa famille le fête «comme les autres», Louis dit: «je crois que tu fais semblant de haïr le bonheur pour te faire croire que si ta vie a les apparences d’une vie malheureuse, c’est toi qui l’as choisi, comme si tu voulais faire croire que tu avais le contrôle sur ton propre malheur, comme si tu voulais donner l’impression que si ta vie a été trop dure, c’est toi qui l’as voulu, par dégoût du plaisir, par détestation de la joie. Je crois que tu refuses d’avoir perdu».

Qui a tué mon père révèle un monde que l’idéologie dominante tente de dissimuler. Il nous montre que les déterminismes sociaux seuls ne suffisent pas mais que, combinés à un rapport de force fortement inégalitaire, ils annulent notre capacité d’agir sur le monde. «Une bonne révolution», comme le formule ce père cabossé par Sarkozy, Hollande et Macron, devient alors la seule perspective viable. KH

La souris qui rugissait
Héros-Limite, 2017

Puisque l’été est aussi le temps de la détente et de l’humour, impossible de résister à présenter la réédition d’un petit bijou de satire politique, La souris qui rugissait.

Cet ouvrage de 1955 met en scène un petit pays imaginaire niché au milieu des Alpes, appelé le Grand Fenwick. Dans ce duché de quelques kilomètres carré, six mille habitant·e·s vécurent en autarcie pendant plusieurs siècles, exportant leur seul produit: le Pinot noir. Mais au cours du 20e siècle, la population augmentant, les ressources de l’agriculture ne suffirent plus à subvenir aux besoins du Grand Fenwick. Pour parer à cette situation, une partie de la population proposa de diluer le vin afin d’augmenter les ventes tandis que l’autre moitié du duché cria au scandale. Afin de réconcilier les diluationnistes et les antidiluationnistes, la duchesse décida de déclarer la guerre aux États-Unis pour obtenir, une fois celle-ci perdue, une aide financière à la reconstruction. C’est là que l’aventure commence… et les rires aussi! PaC

BDs

Kelly Sue Deconnick & Valentine De Landro
Bitch Planet
tome 1 et 2
Glénat coll. Comics, 2016-17

Un comic américain de science–fiction coup de poing qui projette un futur horrifiant dans lequel la lutte pour la survie ne peut qu’être féministe. Comme le titre l’indique, le récit se déroule en grande partie sur Bitch Planet, lieu de détention des femmes dites «non conformes». Sur terre, la société patriarcale a imposé son image de la femme idéale et tout est conçu pour que chacune cherche à s’y conformer. Malheur à celles qui refusent le discours dominant des Pères car sur Bitch Planet, on ne rigole pas: «En ces lieux vous vivrez le reste de votre vie dans la pénitence et le labeur».

Le récit alterne les scènes du quotidien carcéral de Bitch Planet, caractérisé par l’omniprésence de la violence subie par les détenues, tant physique que psychologique, et des flashbacks permettant d’en savoir plus sur les personnages. Comme un clin d’œil à la fièvre du foot actuelle, les Pères ont leur compétition sportive favorite: Mégaton, devenue l’obsession des hommes conformes. →

L’intrigue se noue lorsqu’une agente des Pères demande à l’une des protagonistes du récit, Kamau Kogo, de créer la première équipe de détenues pour le Mégaton. Les entrainements des prisonnières contre les gardiens tournent à la violence gratuite jusqu’à la mort de Meiko, la plus rapide de l’équipe. Des ouvrages inspirants dont les héroïnes principales ne sont pas les habituelles trentenaires blanches et blondes légèrement impertinentes, mais «un gang de meufs en cage et en rage», qui veulent en découdre et affirment «je ne suis pas celle que vous voulez que je sois». VL

Igort
Les cahiers russes: la guerre oubliée du Caucase
Futuropolis 2012

Après avoir travaillé sur les affres de l’URSS dans Les cahiers ukrainiens, Igort a décidé de mettre en lumière un autre conflit, cette fois dans la Russie de Poutine. En suivant les pas de la célèbre journaliste Anna Politkovskaïa, assassinée le 7 octobre 2006, l’auteur nous invite à nous pencher sur la guerre en Tchétchénie, ses origines, ses horreurs et son histoire. En s’appuyant sur de nombreux témoignages et sources, Igort remet en perspective, à sa façon, le meurtre de cette militante des droits humains et son travail acharné pour que la guerre en Tchétchénie ne sombre pas dans l’oubli… PaC

Oriane Lassus
Quoi de plus normal qu’infliger la vie
Arbitraire, 2016

Troisième publication de la jeune auteure française, ce petit chef-d’œuvre alternatif est percutant tant par le dessin trash noir/blanc que par le contenu. L’intitulé du récit donne le ton, grinçant et prometteur d’une bonne critique de l’injonction à «infliger la vie» que subissent les femmes dans notre société. VL

Satta, de Santis et Colaone
Leda Rafanelli: La gitane anarchiste
Steinkis, 2018

L’insoupçonnée vie de Leda Rafanelli nous est enfin racontée par ces trois magnifiques auteur·e·s, dans un roman graphique de qualité. Leda, une des figures féminines anarchistes les plus captivantes comme les plus méconnues, retrouve ainsi un peu plus la place qui est la sienne dans l’histoire de l’anarchisme. Typographe de formation, elle joue un rôle central dans le milieu anarchiste italien et côtoie et influence les grands noms de l’époque. Avec ses compagnons de routes, elle a créé des maisons d’édition et des journaux et a publié de nombreux textes, notamment sur l’anticolonialisme.

Mais au-delà du sujet historique, ce roman graphique de 200 pages nous donne à découvrir une femme qui sort de l’ordinaire. Typographe, anarchiste, socialiste, musulmane, chiromancienne, mère: Leda a vécu sa vie tel un voyage troublant où le mystique côtoie le révolutionnaire, où réalité et fiction s’entremêle généreusement. Les auteur·e·s exploitent cet aspect en livrant un récit au croisement du voyage onirique et du récit historique, particulièrement troublant. À lire! PaC