Ni employés ni indépendants: un nouveau statut pour précariser les salariés

Un postulat déposé fin 2017 par le Conseiller national Philippe Nantermod, PLR, demande la constitution d’un statut intermédiaire pour les travailleurs·euses sur plateformes numériques – parfois nommés «juridiquement indépendant·e·s mais économiquement dépendant·e·s» – comme les chauffeur·e·s Uber. En février 2018, le Conseil fédéral a recommandé son approbation.


Des chauffeurs manifestent devant le siège de Uber à San Francisco, 2014. Steve Rhodes

Actuellement, deux statuts principaux existent pour qualifier les travailleurs·euses: indépendant ou employé. L’affaire se corse avec l’arrivée des nouvelles formes d’emplois précaires, notamment le travail sur plateforme, où les salarié·e·s sont soi-disant libres de leurs horaires, doivent parfois fournir le matériel (voiture, etc.), mais sont en réalité soumis aux décisions d’une hiérarchie qu’ils·elles ne rencontrent pour ainsi dire jamais puisque les ordres arrivent par messages directement sur leur téléphone. Ainsi, le Bureau international du Travail décrit leur relation de travail comme ambigüe, avec des droits et obligations des parties qui ne sont pas clairement définis.

La justice du côté des syndicats

Les employeurs comme Uber ont tôt fait de voir l’avantage d’une telle situation d’ambiguïté. En effet, prétendre ne pas employer ses salarié·e·s permet par exemple de ne pas payer d’assurances sociales et de ne pas être soumis aux conventions collectives de travail (CCT). Toutefois, les employé·e·s et les syndicats ne se laissent pas faire et cherchent à obtenir que les travailleurs·euses avec une relation de travail ambiguë soient reconnus comme des salarié·e·s et protégés en tant que tels par le droit du travail. À plusieurs reprises, la justice a dû se prononcer sur de telles situations, et a tranché en faveur des revendications syndicales.

En 2017, le Seco (Secrétariat d’État à l’économie) a été saisi par Unia Vaud et Genève sur la question des conducteurs·trices Uber, abusivement considérés comme des indépendant·e·s. Le Seco a finalement reconnu la situation d’employé·e et l’obligation pour Uber de se soumettre à la Loi fédérale sur le service de l’emploi et la location de services, incluant un salaire horaire minimal plus élevé que ce qu’ils·elles étaient payés jusque-là.

La Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents a aussi conclu en 2017 que les chauffeur·e·s Uber sont des employé·e·s, au vu du rapport de dépendance qu’ils·elles connaissent fréquemment. Cette dernière décision a notamment impliqué l’application de la loi sur l’assurance-accidents. Plus généralement, à l’exception d’un cas en Floride, la justice a reconnu les conducteurs·trices Uber comme des employé·e·s dans tous les pays où elle a été chargée de donner son avis.

Diminuer la protection, augmenter la précarité

Ainsi, le postulat Nantermod, issu de la position d’Avenir Suisse proposant un statut intermédiaire, ne tombe pas par hasard. L’enjeu est de taille pour le patronat, chagriné de se voir imposer le respect du droit du travail envers ses employé·e·s quand il entrevoyait une possibilité de se soustraire à ses devoirs. Plusieurs pays européens (Allemagne, Autriche, Canada, Espagne, Italie, Royaume-Uni) ont adopté, ou sont en voie d’adopter, de telles statuts intermédiaires, ouvrant une brèche importante dans la protection des salarié·e·s.

Ce nouveau statut serait particulièrement adapté aux activités de courte durée, occasionnelles ou irrégulières. Les deux parties seraient libres de fixer des exigences minimales: définition du travail à accomplir, rémunération, durée et volume du travail. Elles pourraient renoncer à fixer un taux d’activité, un lieu de travail, une rémunération spécifique pour les vacances ou les jours fériés, tout comme la fixation d’un délai de préavis pour mettre fin au statut.

Les travailleurs·euses au bénéfice de ce nouveau statut auraient une couverture forfaitaire pour les assurances sociales (AVS, assurance maladie et accident) en-deçà de celle des employé·e·s. Le risque de chômage ne serait pas couvert, et la cotisation de la prévoyance professionnelle pas obligatoire. Au final, l’objectif patronal apparaît clair: maintenir et même renforcer la flexibilité de l’emploi, et rejeter toute politique interventionniste et toute réglementation du travail dans le secteur privé. Avenir Suisse le dit explicitement dans son rapport: la numérisation de l’emploi (qui inclut les emplois de plateforme) ne doit pas servir de prétexte à l’augmentation drastique de la sécurité et de la santé au travail.

Une bataille pour la défense des travailleurs·euses en perspective

Le grossissement de la part de travailleurs·euses atypiques en Suisse (comme les employé·e·s de plateforme) tend à polariser le marché de l’emploi entre des postes bien rémunérés et des postes peu rémunérés et mal protégés, conduisant à une aggravation des inégalités de revenu. Dans ce contexte, la demande de la part des partis de droite défendant les intérêts de la bourgeoisie fait sens. Avec la flexibilisation et la précarisation du travail, il est nécessaire que les assurances couvrent davantage les besoins des travailleurs·euses ; des besoins que les patrons cherchent par tous les moyens à ne pas garantir malgré la loi et les décisions de justice.

Une autre astuce dont il faut se méfier est le refus des entreprises de se déclarer «employeur», choisissant de se définir comme «faisant le lien» entre fournisseurs de prestation et consommateurs·trices, ce qui leur permet de se soustraire à nouveau à leurs obligations envers leurs employé·e·s. Une bataille se profile pour dénoncer ces ruses visant à contourner le droit du travail, aggravant au passage la précarité et dégradant encore les conditions de travail. Une mobilisation sur ces fronts est urgente et nécessaire.

Aude Martenot