Histoire

Histoire : Du nouveau sur le 9 novembre 1932?

La Société militaire genevoise convoque cette année les député·e·s à une soirée, le jour même où, il y a 86 ans, l’armée ouvrait le feu sur une manifestation antifasciste, faisant 13 morts et une centaine de blessé·e·s. Notre rédaction s’est entretenue avec Jean Batou.


Autopsie des tués du 9 novembre

Peux-tu revenir brièvement sur le déroulement des événements?

Tout commence par la pose d’une affiche incendiaire de l’Union nationale, un parti d’extrême droite, dans la nuit du 5 au 6 novembre 1932, qui revendique la «mise en accusation publique» des deux principaux leaders du Parti socialiste genevois d’alors. Dès lors, l’État mobilise tous les moyens à sa disposition – y compris une école de recrues stationnée à Lausanne – pour garantir la tenue de ce meeting, le protéger d’une contre-manifestation de la gauche et des syndicats, et même en interdire l’entrée à tout opposant·e.

Dans la soirée du 9 novembre, le chef du Département de justice et police, M. Frédéric Martin, membre du Parti démocratique (l’ancêtre du Parti libéral), jugeant les gendarmes débordés, fait appel à la troupe, dont les officiers engagent alors leurs hommes par l’arrière dans la foule, avant de les faire reculer pour les regrouper devant le Palais des Expositions (aujourd’hui le bâtiment d’UNI-Mail) et faire feu sur un public clairsemé, tuant 13 personnes et en blessant une centaine, dont une grande majorité de badauds.

Qui a donné l’ordre de feu?

C’est le 1er lieutenant Raymond Burnat, probablement sans qu’aucune sommation n’ait pu être entendue par les quelques poignées de manifestant·e·s qui lui faisaient face. Or, ce commandant de Compagnie n’est pas n’importe qui. Au soir du 9 novembre, aveuglé par sa haine des socialistes, il semble bien avoir confondu le Palais des expositions de Genève avec le Palais d’hiver de Petrograd, croyant ainsi briser une révolution dans l’œuf. Ses jeunes amis, Théodore de Gallatin, Robert Hentsch, Renaud Barde, etc., issus des plus prestigieuses familles de la République, sont d’ailleurs au même moment en mission de renseignement au sein d’une manifestation qu’ils considèrent comme insurrectionnelle.

Pourtant, le danger ne vient pas de la rue, pacifique et bon enfant, mais des fusils et des fusils mitrailleurs qui lui font face. Ainsi, l’un d’eux, fils du grand patron de l’une des plus importantes banques privées du canton, témoigne avoir vu tomber un passant à côté de lui, fauché par la mitraille. Imaginons un instant qu’il ait été lui-même abattu, comme Gabriel Loup, ce maître boulanger-pâtissier du Bourg-de-Four et membre du Cercle protestant de Saint-Pierre qui rendait visite à un ami dans le quartier, dont l’autopsie révèle le décès des suites de déchirures multiples du foie, de l’estomac, d’une anse de l’intestin grêle et du gros intestin, ou qu’il ait subi le sort d’Oscar Maurer, employé de la banque privée De l’Harpe & Cie, qui rentrait chez lui lorsqu’il a été touché à l’extrémité gauche de la bouche, provoquant l’explosion de son palais et de sa mâchoire inférieure droite, par laquelle le projectile est ressorti.

Burnat et ses amis poursuivront-ils leur combat contre la gauche après le 9 novembre? Dans les jours qui suivent cette tragédie, Raymond Burnat et ses trois comparses vont jouer un rôle de premier plan dans la création d’une organisation secrète, Les Équipes, issue des réseaux de sociabilité de la jeunesse patricienne. Ensemble, dans la foulée du drame, ils vont s’efforcer de forger la relève d’une droite autoritaire, corporatiste et fédéraliste, qui luttera pied à pied contre l’administration socialiste au pouvoir, entre 1933 et 1936.

Dans un récent livre (voir ci-dessous), j’ai ainsi montré comment une bonne centaine de jeunes gens de la Genève dorée, inspirés par la montée des régimes autoritaires en Europe, se sont engagés alors en politique sous l’étendard de la contre-révolution conservatrice. Plus de 35 ans plus tard, au début des années 1970, ils dirigeaient encore une bonne partie des institutions cantonales.

Les livres d’histoire parlent d’une bavure tragique, liée à l’engagement d’une troupe inexpérimentée. Cette explication serait-elle trompeuse?

Cette fusillade résulte bien sûr d’une erreur d’appréciation monumentale. On pourrait dire que le 1erlieutenant Burnat a été victime d’une «hallucination idéologique» aux conséquences monstrueuses. En effet, rien ne ressemblait moins à une foule révolutionnaire que la queue de cortège clairsemée du rassemblement de protestation du 9 novembre 1932. Cela explique a contrario pourquoi, au cours de ces années de crise, aucun autre canton suisse, ni aucun autre pays démocratique d’ailleurs, n’a connu un épisode de répression aussi sauvage des classes populaires.

S’il s’était agi d’une «bavure» regrettable, pourquoi ne l’avoir pas reconnu rapidement, au moins en partie, comme ce fut le cas en Suède, un an et demi auparavant (cinq morts dans une manifestation de soutien à une grève, à Adalen)? Comment se fait-il que la justice militaire ait pu conclure à l’absence de faute du commandement, tandis que la justice civile condamnait sept organisateurs de la manifestation à quelques mois de prison pour incitation à résister aux injonctions de l’autorité? Comment expliquer que l’abandon rapide de la thèse du complot subversif par l’instruction et les Assises fédérales n’ait pas conduit à une critique sans complaisance des moyens mis en œuvre et de la succession des décisions prises par le pouvoir civil et militaire? Et pourquoi les autorités fédérales refusent-elles toujours aujourd’hui de condamner cette intervention sanglante de l’armée, de présenter ses excuses aux victimes et à leurs familles, et de réhabiliter Nicole et ses camarades?

Tu insistes sur le rôle de la jeunesse patricienne rassemblée dans Les Équipes, mais de façon plus générale, «le camp de l’ordre» est représenté par bien d’autres forces.

Il se regroupe essentiellement autour du Parti démocratique (ancêtre du Parti libéral) et de la récente Union de défense économique. Cependant, les élites protestantes de la haute ville ne peuvent plus se contenter d’une alliance avec le Parti radical, discrédité par les affaires. C’est pourquoi elles font appel aux secteurs les plus conservateurs des Églises, notamment à l’aile marchante du corporatisme catholique, et prennent langue avec l’extrême droite fasciste, organisée au sein de l’Ordre politique national, puis de l’Union nationale.

Quel rôle joue le 9 novembre 1932 dans le réalignement des forces politiques en Suisse, en particulier dans l’intégration progressive du Parti socialiste aux institutions de l’État bourgeois?

Au lendemain de la fusillade, le PSS et l’Union syndicale suisse refusent d’appeler à la grève générale. Comme le note l’Attaché militaire français: «Ce manque de réaction s’explique si l’on songe que […] les municipalités socialistes des villes telles que Zurich, Bâle, Berne, tiennent à l’honneur de montrer qu’elles ne sont pas un parti de désordre ; la répression des troubles de Zurich l’a bien prouvé». En effet, le 15 juin de la même année, la police de la Ville de Zurich, dirigée par un social-démocrate, a tué un manifestant en tentant de disperser un rassemblement de solidarité avec des grévistes.

Tandis que les chefs de l’armée, dont le corps des officiers est travaillé par l’extrême droite, se préparent à mater les troubles sociaux, les autorités politiques de Berne et la magistrature fédérale font plutôt le choix d’une répression sélective de la gauche, ciblant tout particulièrement la gauche socialiste, les communistes, l’action directe et la grève, tout en misant sur l’intégration des courants dominants du Parti socialiste et de l’Union syndicale en vue de la défense commune de l’ordre bourgeois.

Cette intégration accélérée du Parti socialiste et des syndicats n’est-elle pas avant tout liée à la peur suscitée par l’accession de Hitler au pouvoir, en janvier 1933?

Bien entendu, mais les événements du 9 novembre se situent précisément à la croisée des chemins: entre la fusillade de l’automne 1932 et le procès de Nicole et consorts, au printemps 1933, les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne. Et c’est dans ces conditions que l’écrasante majorité de la gauche politique et syndicale suisse s’oriente vers un compromis historique avec la politique d’austérité de la Confédération (1934), avant de se rallier à la défense nationale (1935) et de signer la paix du travail (1937), faisant ainsi de la fusillade de Genève une ligne de partage dans l’histoire sociale et politique du pays. Dès 1935, même le Parti communiste suisse soutient «notre armée de milice», appuyant lui aussi désormais la défense nationale.

Quelles leçons tirer de novembre 1932 dans une période où les forces autoritaires d’extrême droite s’affirment dans un nombre croissant de pays?

À Genève, c’est l’armée suisse, appelée à la rescousse par un conseiller d’État conservateur et commandée par des officiers réguliers, qui a ouvert le feu sur la foule. Le conclave de fascistes qu’elle avait pour mission de protéger ne pesait pas lourd. Aujourd’hui aussi, ce sont des États, dominés par des pouvoirs de droite autoritaires, de l’Italie de Salvini à la Hongrie de Orbán, des États-Unis de Trump à la Russie de Poutine, de la Turquie d’Erdogan au Brésil de Bolsonaro, qui menacent les droits sociaux et les libertés démocratiques, stimulant par là aussi l’essor de bandes fascistes. L’histoire ne se répète pas, mais certains traits du passé peuvent éclairer le présent.


À Lire

Quand l’esprit de Genève s’embrase

L’auteur propose une relecture approfondie d’un sujet controversé à partir de nouvelles sources d’archives et d’une grille de questions inédite: une enquête historique sur fond de luttes sociales, qui n’a rien à envier à un roman noir. D’un côté, une caste patricienne calviniste, endogame, enrichie par la finance et l’immobilier, soudain hébétée par le krach de la Banque de Genève et les menaces du fisc français. De l’autre, des classes populaires, recomposées par l’afflux de jeunes travailleurs·euses du reste de la Suisse, précaires et stigmatisées, qui se reconnaissent dans un quotidien, Le Travail, et dans des leaders comme le dirigeant du Parti socialiste Léon Nicole, et le militant anarcho-­syndicaliste Lucien Tronchet. Entre les deux, un monde rural trop étroit et une petite bourgeoisie trop divisée pour servir d’arbitre.

Jean Batou Quand l’esprit de Genève s’embrase Éd. d’En Bas, Lausanne, 2012