Mon pharmacien, la numérisation et l'emploi

Caisses en libre-service dans les grandes surfaces, système automatisé et robotisé de gestion des stocks et de délivrance des médicaments dans les pharmacies… Tremblez, prolétaires, l’économie numérisée arrive! En Suisse, un tintamarre médiatique évoque sans complexe la disparition d’un million de places de travail à cause de la révolution de la numérisation, tout en mentionnant rapidement et à voix basse le nombre d’emplois créés par le même phénomène.

L’évolution technologique est ainsi présentée comme un processus naturel aux conséquences sociales se déployant irrésistiblement. Pourtant, dans d’autres circonstances, sous un régime économique et politique différent, automatisation et numérisation pourraient fort bien accompagner une réduction massive du temps de travail et une libération d’un certain nombre de tâches répétitives et inintéressantes.

Mais ceci ne se fera pas sans luttes ni confrontations.

Un tintamarre médiatique accompagne l’annonce de la révolution de la numérisation, du développement de l’économie 4.0 et de la nécessaire adaptation qui nous concernera toutes et tous. Qu’en est-il en fait? La numérisation est-elle vraiment cette avalanche à laquelle rien ne s’oppose?


Peter Merholz

Le procédé est un peu le même, du Temps à la Sonntagszeitung en passant par le Téléjournal: un gros titre pour annoncer le million d’emplois qui disparaîtront en Suisse à cause de la numérisation, puis, dans le cours de l’article ou de la présentation, une rapide évocation des emplois créés par le même phénomène. Tremblez, prolétaires, l’économie numérisée arrive! Mais si vous êtes bien sages et compétent·e·s, vous vous recyclerez, sinon…

Automatisation et emploi

L’évolution technologique est ainsi présentée comme un processus naturel aux conséquences sociales se déployant irrésistiblement. Michel Husson, un économiste marxiste qui suit cette problématique d’un œil critique depuis plusieurs décennies, rappelle pourtant dans une formule ramassée que « le modèle social n’est pas contenu dans l’innovation ». L’inscription de l’innovation technologique dans le capitalisme réellement existant, dans la phase de mondialisation actuelle, avec le rapport des forces dégradé que nous connaissons, avec son organisation du travail propre, aboutit finalement à une destruction d’emplois. Mais dans d’autres circonstances, sous un régime économique et politique différent, automatisation et numérisation pourraient fort bien accompagner une réduction massive du temps de travail et une libération du travail d’un certain nombre de tâches répétitives et inintéressantes.

Premier ministre deValéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre avait l’habitude de rapporter les propos de son coiffeur pour faire entendre la voix du bon sens de la France profonde. Un si illustre précédent m’autorise donc à vous parler de mon pharmacien… Qui a installé dans son office un système automatisé et robotisé de gestion des stocks et de délivrance des médicaments. Les assistant·e·s en pharmacie commandent ainsi directement depuis le comptoir les médicaments, dont le stock est géré aléatoirement, qui sont ensuite acheminés derrière le comptoir où les assistant·e·s les prennent pour les remettre aux client·e·s. Avantages: les apprenti·e·s sont libéré·e·s de la tâche fastidieuse de reconstitution manuelle du stock et les assistant·e·s peuvent passer plus de temps avec les client·e·s. Il n’y a pas eu de modification du volume de l’emploi. Et l’on pourrait débattre de l’ampleur de l’intensification du travail pour les assistant·e·s, qui se déplacent un peu moins et sont plus en contact avec les client·e·s.

Je ne sais pas si mon pharmacien a la fibre sociale particulièrement développée ou non, mais des facteurs objectifs ont concouru à ce résultat: la taille de l’entreprise, qui empêche le gain de productivité de s’exprimer pleinement ; les caractéristiques du « marché » des médicaments, où la concurrence par les prix est quasiment impossible pour les médicaments remboursés par l’assurance maladie ; le fait que la demande dépend faiblement des client·e·s et beaucoup plus du nombre de médecins installé·e·s dans la région, etc.

En revanche, toujours dans le secteur de la vente de détail, l’introduction des caisses en libre service (self-scanning, self-checkout) dans les grandes surfaces entraînera clairement des licenciements et une réorganisation du travail. Celle-ci débouche sur une dégradation des conditions de travail pour les caissières et caissiers désormais chargés de la surveillance du bon fonctionnement de ces automates, de leur bon usage par les client·e·s et de la présentation de tous les articles au scanneur.

Une étude récente de l’Université de Berne, publiée par Unia, montre bien les modifications physiques et psychiques provoquées par ces changements. La première étant que des personnes habituées à travailler assises à une caisse doivent soudainement travailler debout, parfois jusqu’à huit heures d’affilée dans la zone du self-checkout. Les périodes creuses sont plus difficiles à supporter pour elles, plantées là à ne rien faire, en doutant de l’utilité de leur travail. Paradoxalement, comme les entreprises cherchent à économiser au maximum, elles rognent sur les machines et sur les pourcentages de poste, ce qui implique une plus grande flexibilité du personnel. Réduction de l’emploi, intensification aléatoire du travail, pénibilité physique et psychique en hausse: le bilan est clair.

L’Union syndicale suisse rappelle, dans sa propre étude sur la numérisation et l’emploi, que « dans les bureaux, l’utilisation d’ordinateurs individuels a fait son apparition pendant la deuxième moitié des années 90. Les importations d’ordinateurs et de machines de bureau ont doublé entre 1990 et 2000. Depuis lors, elles ont à nouveau baissé. Le nombre de personnes actives dans une profession de bureau a baissé, passant de tout juste 600 000 en 1995 à environ 400 000 en 2009. » Si l’effet sur l’emploi ne fut pas plus fort, ce n’est pas parce que le secteur était bien organisé et disposait d’un syndicat combatif – la Société suisse des employés de commerce (SEC) donne plutôt dans le corporatisme mollasson – mais bien parce que l’introduction de l’informatique individuelle se fit dans une période de relance économique. Reste néanmoins une diminution de 33% de l’emploi, ce qui n’est pas rien.

Sur le très long terme, toutefois, de la fin du 19e siècle à aujourd’hui, la durée du temps de travail a diminué dans les pays occidentaux, ce qui signifie que les salarié·e·s ont pu récupérer une partie des gains de productivité dus à la mécanisation puis à l’informatisation du travail. Mais ceci ne se fait pas sans luttes et confrontations. Rappelons que la plus grande réduction du temps de travail que connut la Suisse fut une conséquence de la grève générale de 1918.

Les petits calculs de McKinsey

L’étude triturée par la titraille des médias évoquée ci-dessus a été réalisée par le cabinet de conseil McKinsey et s’intitule « Avenir du travail. L’opportunité numérique pour la Suisse ». Elle débouche donc sur un bilan plus ou moins équilibré avec une disparition de l’ordre de 1 à 1,2 million d’emplois, « compensée » par la création de 0,8 à 1 million de nouveaux emplois, cela sur fond de croissance de 0,5% de la productivité. Compensé entre guillemets s’impose ici, car il ne s’agit évidemment pas du même type d’emplois.

Contrairement à ce que laisse croire une illustration de l’étude où l’on voit un travailleur du bâtiment se convertir en opérateur informatique par la grâce du recyclage, la réalité est beaucoup plus chaotique. Le travailleur du bâtiment en question risque bien plus le licenciement, surtout s’il a passé la cinquantaine, et l’opérateur en informatique sera bien davantage un jeune fraîchement formé aux toutes nouvelles technologies.

Reste la question de la validité des chiffres de l’étude McKinsey. Comment le cabinet de conseil aux entreprises arrive-t-il à ses résultats? Il s’agit d’abord de repérer les activités présentes dans toutes les professions en Suisse, puis de décomposer chaque activité en capacités ou compétences techniques requises pour effectuer la tâche en question. Sur cette base, on évalue ensuite la quantité d’activités susceptibles d’être automatisées d’ici 2030 en fonction du coût, de la disponibilité et de l’adoption prévue des technologies spécifiques. Enfin, McKinsey calcule le nombre des équivalents plein temps ainsi déplacés (soit par suppression, soit par création d’emplois). Limpide, non?

Les limites du modèle apparaissent immédiatement, puisqu’il repose sur une succession d’évaluations et de calculs apparemment « scientifiques », mais fort peu fiables, en particulier lorsqu’il s’agit de transformer les capacités et compétences en poste de travail, puis de faire de ces postes des emplois équivalents plein temps. Cela relève plus de l’acrobatie que de la prospective scientifique et explique pourquoi ce genre de projections est régulièrement pris en faute.

Le tripartisme, la réponse enfin trouvée?

À l’approche de la numérisation de l’économie tant souhaitée par Johann Schneider–Ammann, ministre de l’Économie sur le départ, la Confédération, les associations patronales et les syndicats se sont fendus d’une « Déclaration tripartite sur le futur du travail et du partenariat social en Suisse à l’ère de la numérisation de l’économie ». Pour Corinne Schärer, membre de la direction d’Unia, il s’agit d’un « pas historique propre à renforcer le partenariat social existant et appelant à l’étendre » (voir l’Événement syndical n° 44, du 31.10.18).

Privée de tout contenu con-cret – d’où le souhait des syndicats de voir un groupe de travail s’en occuper – la ronflante déclaration tripartite célèbre à chaque paragraphe la paix sociale et le partenariat qui l’accompagne, en donnant systématiquement le premier rang à la croissance de « notre » économie et la réussite de « nos » entreprises. Bien que placée sous l’égide du futur centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT), elle ne dit mot du fait que la Suisse n’applique toujours pas la convention de la même OIT contre les licenciements antisyndicaux, pourtant signée en bonne et due forme. Autre oubli révélateur: ce « pas historique » n’évoque nulle part une quelconque réduction du temps de travail. Pour le coup, Schneider-Ammann a dû se payer une bonne tranche de rigolade. Et comme le rire, c’est bon pour la santé…

Daniel Süri


La numérisation de l’économie comporte aussi le développement de l’économie de plateforme du genre Uber, Deliveroo ou encore des plateformes de travail en ligne, rassemblant travailleurs et travailleuses nomades, faux et fausses indépendante·e·s, autoentrepreneurs et autoentrepreneuses, etc. pour y trouver jour après jour des travaux à la tâche (Mechanical Turk). Ce genre hypermoderne de travail n’est qu’une combinaison des pires formes antérieures de l’exploitation ou de l’auto-exploitation. Précarité, travail non déclaré, horaires élastiques, travail sur appel, absence de droit aux vacances sont de mise. La combinaison d’éléments déjà anciens, comme le travail à la tâche, avec un discours de start-up est récurrente dans la nouvelle économie. Les luttes ouvrières et syndicales qui ont secoué ce secteur disent bien la nécessité de battre en brèche la surexploitation caractéristique de l’économie 4.0.