Eternit a exporté ses victimes, il est urgent de les retrouver
Eternit a exporté ses victimes, il est urgent de les retrouver
Les résultats dune importante enquête viennent dêtre publiés1. Elle visait à retrouver les dossiers des victimes de lamiante qui avaient travaillé chez Eternit à Niederurnen (GL), comme immigré-e-s italiens en Suisse, avant de sen retourner dans leur pays où ils/elles ont été atteints de mésothéliome de la plèvre ou du péritoine2, les cas dasbestose ou dautres cancers de lamiante nétant pas pris en compte. Quinze cas ont ainsi pu être identifiés et décrits grâce à la collaboration étroite entre une dizaine de services de prévention à travers toute lItalie, qui ont exploré les registres régionaux des décès par mésothéliome. Cette étude, qui retrace les «histoires de vie» de ces femmes et de ces hommes, est de première importance pour les comités tels que CAOVA3, qui se battent pour exiger linformation et lindemnisation des victimes des Schmidheiny en Suisse et dans le monde, où ils avait généralisé lutilisation de lamiante et la production
damiante-ciment, exposant ainsi la santé des dizaines de milliers de salarié-e-s.
Cette étude est loin dêtre exhaustive4. Des centaines de travailleurs dEternit AG sont probablement déjà morts en Italie, Espagne, Turquie, et ceci dans lindifférence générale, dans lignorance des causes de leur maux, sans bénéficier des soins nécessaires ni de la moindre indemnisation pour eux et leur proches5. Cette étude démontre en démentant ainsi les dires dEternit et de la SUVA quil est possible de retrouver toutes les victimes dEternit ayant travaillé en Suisse et dans le monde, les aidant ainsi, elles et leurs proches, à affronter leur désarroi et leur douleur. Ces recherches doivent être entreprises au plus vite, avant que lévolution fatale de leur maladie ne puisse être taxée de non assistance à salariés-e-s en danger de mort.
Silence, on tue
Les victimes identifiées sont douze hommes et trois femmes, immigrés italiens en Suisse, ayant travaillé pour lentreprise Eternit à Niederurnen, dans le canton de Glaris. Elles soccupaient du vidage des ballots damiante, du moulage des plaques, des tuyaux et autres produits en amiante-ciment, ainsi que de la découpe et de la finition de ces produits. Aucune des quinze victimes navait subi une autre exposition à lamiante, quà Eternit. Elles venaient pour la plupart de Vénétie et des Pouilles. Le tiers dentre elles nont pas été indemnisé par la SUVA, faute de sêtre annoncés! En effet, la grande majorité dentre elles ignorent encore les conséquences mortelles de leur travail!
Jusquen 1994, Niederurnen fabriquait des produits en amiante-ciment, tels que plaques plates et ondulées de couverture de toitures ou de façades, tuyaux, bacs à fleurs, etc6. Le travail consistait à mélanger des fibres damiante avec du ciment et de leau pour faire une pâte à mouler qui donne, après durcissement, des produits minces en ciment micro-armé, résistant aux intempéries et aux contraintes mécaniques. Ouverte en 1904. cette usine a été dédoublée en 1958 par celle de Payerne. Elles ont été complétées par cinq centres de distribution des produits Eternit en Suisse, tout aussi dangereux, puisque les plaques y étaient longtemps débitées à sec, sans aspiration, dégageant de grandes quantités de fibres respirables.
Malgré le scandale de lamiante, Eternit na jamais cessé dêtre une affaire florissante pour la famille Schmidheiny. Seul changement: les fibres damiante ont été progressivement remplacées, dès 1990, par des fibres synthétiques et de bois, beaucoup moins nocives que lamiante chrysotile, crocidolite et amosite, utilisée précédemment.
Ayant produit de lamiante-ciment pendant 90 ans (1904-1994) avec une moyenne de 150 personnes (un millier lors de labandon de lamiante) et une rotation moyenne de 10 ans (selon létude), Eternit AG Niederurnen aurait exposé plus de 1300 salarié-e-s, en majorité immigrés. Ce nombre doit être doublé pour tenir compte de lusine de Payerne et des cinq centres de distribution en Suisse. Mais ce nest hélas pas tout, puisquil faut considérer les milliers de personnes affectées en amont de lindustrie de lamiante-ciment (extraction, conditionnement et transport de lamiante) et en aval (découpage, perçage et meulage des produits sur les chantiers du bâtiment et du génie civil). Ce recensement doit encore concerner les nombreuses entreprises qui ont utilisé de lamiante, celles du flocage notamment. Ce sont donc plusieurs milliers de salarié-e-s qui ont été exposés en Suisse. Bien sûr, ces chiffres ne sont que de grossières estimations, dont la marge derreur incombe exclusivement à la rétention volontaire dinformations de la part des entreprises et assurances qui détiennent les noms et adresses de toutes ces personnes menacées, dont la plupart pourraient être sauvées si elles étaient informées, conseillées et suivies médicalement.
Agir maintenant!
Contrairement à ce que prétend Eternit, la grande majorité des travailleurs-euses na pas été protégée à temps, ni informée des risques, et ne lest toujours pas. Eternit AG na commencé à prendre quelques mesures de prévention que depuis 19707. Ces mesures nont apparemment eu aucun effet, au contraire, puisque létude montre que les travailleurs-euses occupés depuis ont été victimes du mésothéliome et que, plus grave encore, leur espérance de vie sest progressivement raccourcie (voir graphique II).
Voici les principaux enseignements que nous retenons de cette étude:
- Pour les 2/3 des victimes, le diagnostic de mésothéliome a eu lieu avant les 60 ans (graphique I), soit avant lâge de la retraite. Les décès se répartissent probablement entre 43 et 73 ans.
- Lespérance de vie des plus jeunes tend à être plus courte (graphique II). Les mesures préventives prises par Eternit nont pas eu deffet et seul labandon définitif de lamiante permet den prévenir les dommages, comme nous lavons toujours affirmé
- Pour certaines victimes, lintoxication mortelle par lamiante a eu lieu au cours dune très courte période dactivité chez Eternit, pour le tiers dentre elles en moins de 6 ans dactivité.
- Le temps de latence soit le nombre dannées entre linhalation des fibres damiante et lapparition du mésothéliome (graphique III) ne dépend pas de la durée de lexposition. Il est de 33 ans ± 5 ans. On en déduit que tous les salarié-e-s de moins de 60 ans qui ont été exposés à lamiante doivent être informés des risques et suivis médicalement.
«Lexposition à lamiante dans cette entreprise a déjà causé un nombre important de cancers professionnels parmi les employés, dont une large proportion dimmigrés. Afin déviter une sous-estimation du risque et de permettre une compensation, les maladies qui surviennent chez les travailleurs immigrés retournés chez eux doivent être évaluées». Cette conclusion de létude sera aussi la nôtre: il est urgent que toutes les entreprises de Suisse qui ont exposé des salarié-e-s à lamiante, leur assurance en particulier la SUVA et lAVS ainsi que leurs syndicats notamment le SIB, la FTMH et le SIT les informent immédiatement. En ce qui concerne la multinationale Eternit, la rétention des informations permettant de prévenir les personnes quelle a exposées, en Suisse et dans une trentaine de pays, nest autre quun refus dassistance à personne en danger qui fait suite à la mise en danger de la vie dautrui.
François ISELIN
- Meiler E., Bizzotto R., Calisti R. et al., Mesotheliomas among Italians, returned to the home country, who worked when migrant at a cement-asbestos factory in Switzerland, Soz.-Präventivmed. 48, Basel, 2003 (p. 65-69)
- Les mésothéliomes sont des cancers spécifiques de lamiante qui affectent lenveloppe des poumons et des cavités abdominales. Le mésothéliome est extrêmement douloureux; on ne connaît pas de traitement et son issue est fatale à court terme.
- CAOVA: Comité daide et dorientation des victimes de lamiante. Case postale 2475, 1002 Lausanne. CCP 10-25551-5, mention «CAOVA». Site Web: <http://www.caova.ch/>. Mail <info@caova.ch>
- «Le nombre de mésothéliomes que nous avons identifiés est probablement sous-estimé: notre recherche a été limitée à quelques régions dItalie, les registres de certaines régions sont trop récents ou ne retiennent pas tous les cas advenus» Les auteurs de létude, p. 67.
- Dans un communiqué de presse daté du 26 février 2002, Eternit reconnaissait «quenviron 45 employés qui ont travaillé à Niederurnen sont décédés des suites dun mésothéliome». Ce chiffre est dérisoire à la lumière des 15 cas relevés par les recherches en Italie.
- PSO, Eternit: poison et domination, une multinationale de lamiante, Veritas-Verlag 1983. Bien quancien cet ouvrage reste une bonne source dinformation. Quelques exemplaires en français et allemand peuvent encore être obtenus en sadressant à CAOVA.
- Des mesures de la contamination alarmante de lair ont été effectuées dans lusine de Niederurnen dès 1955 par le Laboratoire fédéral dessai des matériaux (EMPA) mais les mesures de prévention qui en découlaient nont été prises quen 1970 soit 10 ans après que lévidence du caractère cancérogène de lamiante ait été prouvée.
Représente les périodes de la vie des 15 victimes, classées selon leur date de naissance. Lannée de leur décès nest pas connue, mais elle peut être estimée à un an environ après le diagnostic dun mésothéliome. On indique le sexe de la victime: trois femmes parmi les
victimes les plus âgées et 12 hommes. Voici un exemple pour faciliter la lecture de ce
graphique: la première victime est un homme, né en 1926, ayant travaillé chez Eternit de 1953 à 1971 et dont le diagnostic a été établi en 1987.
Met en évidence le fait que, plus les salariés dEternit étaient jeunes, plus leur espérance de vie se raccourcissait. Ceci dément les dires dEternit selon lesquels des mesures de protection de la santé auraient été prises. La ligne en pointillé indique cette tendance.
Le temps de latence est considéré ici comme le nombre dannées entre lexposition un an après le début de lactivité et le diagnostic. La ligne en pointillé indique que les temps de latence sont très proches, en moyenne de 33 ans et ne dépendent pas de la durée de lexposition.