Russie révolutionnaire et homosexualité, de la tolérance à la répression

Russie révolutionnaire et homosexualité, de la tolérance à la répression

La révolution de 1917 dépénalise la «sodomie» en Russie, une peine introduite dans le code pénal par le Tsar Pierre le Grand, en 1716. Healey* postule que cette disposition s’inscrit dans la continuité d’une tradition de tolérance à l’égard de certaines formes d’amour entre hommes et entre femmes dans la société russe. Ainsi, l’homosexualité masculine, en grande partie héritière des codes patriarcaux issus du servage, et l’homosexualité féminine, souvent figurée par la «femme bolchevique», masculine, sont relativement visibles dans la Russie révolutionnaire des années 20. L’introduction, par Staline, en 1933, d’un article pénal condamnant la sodomie, marque un tournant dans la perception de l’homosexualité en URSS. En effet, l’envoi de millions de personnes au Goulag a favorisé le développement d’une culture sexuelle fondée sur l’humiliation, en continuité avec les mœurs des prisons tsaristes.


Jusqu’au XIXe siècle, l’Eglise orthodoxe russe se caractérise par une indulgence envers l’amour entre hommes, contrairement à l’attitude répressive des églises catholiques et réformées. Ainsi, les rapports sexuels entre deux hommes, hormis la sodomie, sont placés sur pied d’égalité avec l’adultère. Héritière de la tradition grecque antique par le droit canonique byzantin, la pensée orthodoxe conserve l’idée d’intégrité du rôle masculin tant qu’un homme ne demande pas à être soumis. Les autres formes de relations érotiques sont jugées avec peu de sévérité. Mieux, Healey ne relève qu’un cas de mise à mort d’un «sodomite» par le bûcher durant le XVIIe siècle moscovite1.

Influence occidentale

La Russie sanctionne la sodomie plus tardivement et moins sévèrement, que les autres Etats. En 1716, c’est conseillé par des légistes allemands, que Pierre le Grand introduit les premières dispositions séculières contre les relations homosexuelles en introduisant la prohibition de la sodomie dans le code pénal militaire. Healey relève que la sodomie n’est pas punie en raison de son «immoralité», mais à cause des risques qu’elle fait peser sur la stabilité hiérarchique de l’armée et de la marine. Les contacts plus fréquents entre les élites russes et celles d’Europe Occidentale se reflètent aussi par l’adoption du nouveau code criminel de 1835, qui étend aux civils la prohibition de la sodomie. Entre adultes consentants, elle entraîne l’exil en Sibérie; avec des mineurs, ou par la contrainte, elle est punie des travaux forcés. Cette disposition reste en vigueur jusqu’en 1917. Toutefois, Healey montre qu’une tradition d’indulgence pour les actes sexuels entre hommes persiste durant tout le XIXe siècle.


L’amour entre hommes renvoie à une tradition de «droit de cuissage» entre maîtres et serviteurs, maîtres d’apprentissage et apprentis, ecclésiastiques et novices, héritée du servage. Rien à voir donc avec la conception contemporaine de l’homosexualité. La Russie du milieu du XIXe siècle est un pays essentiellement rural, avec 20 millions de serfs, encore peu touché par l’industrialisation et l’urbanisation. Les relations sexuelles entre hommes s’inscrivent dans le cadre de cette forme de patriarcat, fondé sur la subordination. L’émancipation des serfs, en 1861, puis l’industrialisation, dans les décennies suivantes, suscite l’exode rural, des hommes essentiellement, qui forment des équipes solidaires – les Artel – et partagent entre eux leurs revenus. De jeunes paysans commencent à se prostituer dans les maisons de bains; une sous-culture homosexuelle se développe alors à Saint Petersbourg et à Moscou.

Lesbianisme et modèle masculin

Bien qu’elles ne soient pas pénalisées, les lesbiennes ont moins de possibilité de rencontres. Elles se trouvent surtout mentionnées dans les discours sur la prostitution. Dans ce cadre des maisons closes, des paysannes ont pu vivre partiellement leur attirance réciproque, développant des réseaux de solidarité, comme les hommes, mais avec la complicité des tenanciers, qui préfèrent que leurs prostituées se lient entre elles, restent et continuent à appâter le client. La relation entre prostitution et lesbianisme devient impossible à observer, après la fermeture des bordels, en 1905.


Par ailleurs, la famille russe traditionnelle paraît tolérante à l’égard d’une non-conformité au genre. La jeune fille doit certes se marier à l’âge de 16 ou 18 ans, mais elle n’est pas forcée d’adopter des comportements «féminins» durant l’enfance ou l’adolescence. D’ailleurs, pendant les premiers temps de la Nouvelle Politique Economique (dès 1923), émerge la figure de la femme masculine, qui reste associée à la société soviétique pré-stalinienne. Ces femmes, qui cultivent efficacité et contrôle émotionnel, deviennent un exemple de la nouvelle société, qui promeut la femme «communiste». Jusqu’à la tentative stalinienne de reconstruire la féminité dans les années 30, les femmes choisissant d’occuper des rôles masculins, tout en étant souvent perçues comme des «lesbiennes satisfaites et à leur place». Ce modèle de la femme «trans-genre» n’est pas moderne ou importé. Il renvoie à une figure bien connue des campagnes russes du XIXe siècle, où des femmes s’habillant en hommes, assument leur rôle et séduisent d’autres femmes. Le modèle de référence de la société russe, tsariste comme révolutionnaire, est résolument masculin. Ce n’est qu’au cours des années 20 que la psychiatrie commence à qualifier ce phénomène de travestisme ou d’hermaphrodisme.

Abolition des dispositions pénales

La révolution de 1917 dépénalise la sodomie. En même temps, le nombre de servants dans les maisons de bains diminue fortement, tandis que l’homosexualité s’affiche en public dans certains lieux et rues. Dès la fin du régime impérial, l’homosexualité masculine était peu poursuivie et les relations privées de facto dépénalisées. Sur les 440 convictions de sodomie relevées par Healey, de 1874 à 1904, dans l’ensemble de la Russie, les cas de viol représentent la majorité des procès. Il montre que 5% seulement des «pédérastes» proviennent des classes supérieures et que ce sont les membres des «professions libres», les serviteurs et les soldats, qui sont le plus souvent condamnés. Par ailleurs, les Slaves sont moins souvent convaincus de sodomie, que les Caucasiens et les peuples d’Orient, taxés de «sauvagerie». Les notions de psychopathologie et de dégénérescence sont plus fréquemment employées pour stigmatiser les Musulmans.


Par rapport à celle des pays ouest-européens, la médecine légale russe du début du XXe siècle a relativement peu à dire sur «l’homosexualité». Le régime tsariste ne finance pas d’expertises, tandis que police et prisons restent l’instrument du contrôle social. Les premiers russes à tenter d’importer les théories européennes sont Vladislav Merzheevski et Veniamin Tarnovski, qui publient des études sur la détection de la sodomie en s’inspirant des travaux de Tardieu, Casper, Westphall et Krafft-Ebing, en 1878 et 1885. Ces deux auteurs préconisent l’anamnèse complète du prévenu, afin de distinguer la «sodomie congénitale» non répréhensible, de la «sodomie acquise», du viol et de l’abus de mineur, condamnables. Toutefois, la psychiatrie russe reste une science mineure, jusque dans les années 30, témoin de la faible influence de la classe moyenne urbaine sur les régimes autocratiques, autant que révolutionnaires. Les psychiatres ne forment qu’une petite corporation, leurs asiles sont mal financés et ils ne font pas fortune en psychiatrisant les relations homosexuelles, comme en Europe Occidentale.


Après la révolutionnde février 1917, les motivations de l’abolition de l’article sur la sodomie ne sont pas claires. En 1922, le premier code pénal soviétique modernise le langage. Les termes de sodomie et d’inceste disparaissent et sont remplacés par la «satisfaction sexuelle perverse» et par les «actes dépravés avec des enfants ou des mineurs de 14 à 18 ans». Healey estime que les ambiguïtés des Bolcheviques quant à l’homosexualité doivent être appréhendées dans le contexte de la lutte pour la succession de Lénine et de la confrontation entre Staline et ses opposants. Ces rivalités ne seront pas tranchées avant 1933, si bien qu’il n’y a pas de position officielle sur l’homosexualité avant cette date.

Stalinisation de l’homosexualité

Au cours des années 20, l’homosexualité est appréhendée dans une optique plus politique que médicale. Cependant, dès le début des années 30, la science médicale «matérialiste» est chargée de séparer les citoyens sains et pathologiques. Désormais, l’homosexualité congénitale, passible de propagation, est perçue comme un danger. C’est un tournant dans la construction des codes sexuels soviétiques: les relations entre personnes du même sexe sont dès lors thématisées comme dangereuse pour la société révolutionnaire. En 1933, le nouveau code pénal réintroduit la pénalisation de l’homosexualité au moyen d’une loi moderne contre la sodomie. Pourtant, les expertises médicales demeurent rares avant la fin des années 40 et durant les années 50. Dans tous les cas, elles stigmatisent les homosexuel-le-s en diagnostiquant une pathologie.


La loi anti-sodomie, et les dispositions similaires poursuivant lesbiennes, sont appliquées avec vigueur. A la fin de l’été 1933, 130 hommes sont arrêtés à Moscou et Léningrad: c’est le début de la répression et des envois au goulag, qui connaissent un sommet pendant la Grande Terreur de 1937-38. Après 1938, à la pratique judiciaire s’ajoute une pratique secrète, surtout à l’encontre des officiels du Parti. L’accusation d’homosexualité est le plus souvent combinée avec celle d’activités contre-révolutionnaires, avec signature de fausses confessions.


En détention, la «pédérastie» et «l’homosexualité féminine» sont visibles, bien que contenues. A la fin des années 30, trois millions de personnes sont condamnées aux travaux forcés dans les régions les plus inhospitalières du pays, pour des peines de trois ans et plus. La culture sexuelle du Goulag va désormais marquer la perception de l’homosexualité, dans la continuité de celle des prisons tsaristes, avec une sous-culture de viol et de l’humiliation, reflétant une opposition entre actifs et passifs, signe d’une hiérarchie entre prisonniers. La «pédérastie» fait partie intégrante de la culture masculine des prisons: le nouveau détenu est soit violé ou «séduit», placé ainsi au rang le plus bas.


A la mort de Staline, en 1953, la population du Goulag s’élève à 2,5 millions de personnes. Avec la déstalinisation, un grand nombre de citoyens soviétiques sont réhabilités, mais les convaincus de sodomie ne sont pas amnistiés. D’une part, ils sont considérés comme des criminels et restent en prison. De l’autre, la déstalinisation s’accompagne d’une peur de propager les perversions du Goulag dans la société. Le dispositif pénal est donc maintenu et, conformément à la nouvelle doctrine légale, on observe une augmentation de l’expertise médicale des homosexuels «passifs», par exemple 202 cas pour 1969. La régulation de l’homosexualité passe désormais par des envois plus fréquents en clinique.


La glastnost des années 80 et la chute du régime soviétique de 1991 ont apporté des changements considérables. En 1993, l’homosexualité a été décriminalisée et se développe une forme de «communauté gay», dominée par une tradition du secret, avec un activisme surtout centré sur la prévention du sida.


Thierry DELESSERT


* Cet article est un compte-rendu du livre de Dan Healey, Homosexual Desire in Revolutionary Russia. The Regulation of Sexual and Gender Dissent (Le désir homosexuel dans la Russie révolutionnaire. La regulation de la dissidence sexuelle et de genre), Chicago & Londres, University of Chicago Press, 2001.

  1. Pour comparaison, voir Helmut Puff, Sodomy in Reformation Germany and Switzerland, 1400-1600, Chicago & London: The University Press of Chicago, 2003.