Santé des femmes au travail

Santé des femmes au travail : Une cécité sélective

En 2019, les femmes feront grève pour réclamer l’égalité alors que le Conseil fédéral veut encore augmenter l’âge de la retraite des femmes pour «l’égaliser» avec celui des hommes. Dans cette conception, l’égalité se conçoit par rapport à un référent: le masculin.

Femmes et hommes travaillent rarement dans les mêmes secteurs et dans les mêmes activités. Le genre influence l’insertion des femmes et des hommes dans le marché du travail, les tâches assignées et la manière dont les managers considèrent leur travail et leur performance. Selon les stéréotypes en vigueur, les hommes seraient forts, courageux et compétents, les femmes empathiques et possédant «la qualité de la routine», comme nous le disait un responsable d’entreprise1. Du coup, les femmes accompliraient un travail plus léger que les hommes, moins dangereux2. Nombreuses sont celles qui travaillent dans des secteurs qui constituent en fait des externalisations du travail domestique: crèches, cantines, nurseries, nettoyage, couture, soins aux personnes, etc. Le travail domestique rémunéré est conçu comme la simple extension du travail gratuit qui, naturellement, incomberait aux femmes.

Cette vision de la division du travail permet de nier les risques que comporte le travail exercé par les femmes (familial ou salarié). On oublie les poids à porter, les substances chimiques à manipuler, les risques de brûlures, les mouvements répétitifs, le travail de nuit.

Risques physiques et accidents

Le travail manuel des femmes disparaît derrière d’autres appellations, qui insistent plus sur l’aspect émotionnel et social de ces métiers, camouflant du même coup leur exigence physique. Ainsi, les réceptionnistes d’hôtel et les vendeuses restent des heures durant debout, les soignantes soulèvent des patient·e·s à longueur. de journée comme les caissières manipulent des poids (en tout, une tonne par jour). Les couturières passent une grande partie de leur journée dans des positions inconfortables. Les différents types de charges à manipuler ont bien aussi une incidence sur les risques. Alors que les hommes soulèvent en majorité des objets, les femmes soulèvent des personnes – dans les centres de soins, mais aussi dans les crèches. La nature de l’effort et du risque n’est pas la même: un objet inanimé ne bouge pas, ne résiste pas, ne frappe pas…

Depuis 2001 en France, la baisse globale des accidents de travail avec arrêt masque la hausse des accidents du travail pour les femmes. Sur cette période de 14 ans, les accidents du travail ont augmenté de 28 % pour les femmes tandis qu’ils ont baissé de 28,6 % pour les hommes3.

Maladies professionnelles et genre

Dans d’autres secteurs traditionnellement féminins, où des risques importants pour la santé et pour la reproduction sont constatés, aucune politique de prévention n’est mise en place. Pourtant, les coiffeuses manipulent toute la journée les teintures, d’autres travaillent dans les ongleries avec du vernis permanent, d’autres encore, dans les pressings, sont soumises au perchloréthylène. Les horlogères peignent les cadrans des montres avec de l’émail contenant du plomb et du cadmium, les ouvrières des usines de cosmétique sont exposées aux perturbateurs endocriniens…

Avec environ 360 000 nouveaux cas par an et plus de 90 000 décès, le cancer du sein est la principale cause de mortalité par cancer pour les femmes dans l’Union européenne. Pendant longtemps, l’épidémiologie des risques professionnels a négligé l’étude des interactions entre les conditions de travail et ce cancer quasi exclusivement féminin. À l’inverse, l’analyse des cancers du sein chez les hommes a souvent contribué à identifier le rôle des expositions professionnelles. En particulier, on a pu établir il y a longtemps le rôle joué par des substances chimiques (notamment dans les solvants) et celui des rayonnements ionisants.

Un rapport publié en août 2015 par le Fonds du cancer du sein aux États-Unis confirme des associations déjà observées entre différentes professions et les cancers du sein4. Par exemple, le risque est augmenté de 50 % parmi les infirmières, multiplié par 5 parmi les coiffeuses, esthéticiennes et les travailleuses de l’industrie alimentaire, et par 4,5 parmi les travailleuses du nettoyage à sec et de la blanchisserie. Est mis en cause un ensemble de substances chimiques comme le benzène et d’autres solvants, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), les pesticides et de nombreux autres perturbateurs endocriniens. Le travail de nuit, le stress et les rayonnements ionisants sont également épinglés. La liste pourrait s’allonger, car sur les quelque 60 000 substances chimiques d’usage courant dans l’industrie, seules 5 % ont fait l’objet d’études animales de toxicité pour la reproduction ou de cancérogénicité.

Des femmes moins protégées et moins assurées

En règle générale, les activités de prévention sont organisées de manière moins systématique dans les activités fortement féminisées. La seule exception notable concerne les hôpitaux, du fait de la capacité des infirmières à se mobiliser. En France5, les femmes mentionnent souvent l’absence de comité hygiène et sécurité, d’où une prévention moins systématique et plus bureaucratisée. Alors que la médecine du travail devrait couvrir l’ensemble des salarié·e·s, être une femme multiplie par deux la probabilité d’être «oubliée» par la médecine du travail.

Les équipements de protection individuelle peuvent sauver des vies sur les lieux de travail. Malgré la féminisation de nombreuses professions, ceux-ci restent conçus par des hommes et pour des hommes. Ainsi est-il fréquent d’entendre que «les bras et les jambes sont trop longs», qu’«il est très difficile de trouver des chaussures de sécurité de la bonne taille» ou qu’«ils ont oublié qu’on avait des seins».

Si l’exposition aux risques est peu visible, la reconnaissance de leurs effets sur la santé en est d’autant plus difficile. La rédaction des tableaux de maladies professionnelles a mis l’accent sur les risques en milieu industriel traditionnellement plus masculins. De plus, la mobilisation sociale a principalement été le fait d’organisations syndicales où les hommes sont mieux représentés que les femmes. Dès lors, les négociations pour inscrire certaines pathologies comme maladies professionnelles tendent à ne concerner qu’une majorité d’hommes. Comme l’explique Laurent Vogel, «dans les pays européens qui pratiquent des statistiques selon le genre, les femmes représentent moins de 25 % des cas reconnus de maladies professionnelles»6.

La non-reconnaissance des douleurs musculaires et des tendinites en est une bonne illustration. Ces troubles, qui sont en lien avec les travaux répétitifs et l’augmentation des cadences, sont en constante augmentation dans tous les pays européens. En Suisse cependant, les assurances, la SUVA en premier lieu, en admettent rarement les origines professionnelles, et d’autant moins pour les femmes, comme l’a montré Isabelle Probst. Les assureurs invoquent des facteurs extraprofessionnels ou physiologiques comme les hormones pour contester la causalité professionnelle, et ce essentiellement pour les femmes7.

Protection de la maternité

Ce n’est que lors de la maternité que les risques professionnels des femmes sont pris en compte et réglés par la loi sur le travail. Toutefois, cette loi ne s’applique pas à toutes les entreprises ni à toutes les travailleuses. Sont ainsi exclues de protection les femmes travaillant dans des exploitations agricoles, des ménages privés, et les travailleuses à domicile. Dans les administrations publiques, chez les scientifiques et les cadres dirigeantes, il n’y a pas non plus de protection spécifique.

En outre, les lois nationales sur la protection de la femme enceinte protègent avant tout le fœtus. Aux États-Unis, lorsque les femmes entrent sur le marché de l’emploi traditionnellement masculin, des entreprises telles que Monsanto, Union Carbide, General Motors, mettent en place une politique de protection du fœtus plutôt que d’éliminer pour toutes et tous les risques présents. Les femmes en âge de faire des enfants sont alors déplacées des postes impliquant des expositions à des substances telles que le plomb ou le mercure (avec des baisses de salaire conséquentes) ou poussées à se stériliser, comme ce fut le cas dans l’usine American Cyanamid en 1979, où cinq ouvrières ont pu garder leur place à condition de se stériliser8.

Précisons encore que le risque pour le fœtus est surtout important les premières semaines, où la femme peut même ignorer qu’elle est enceinte. Une véritable protection devrait donc éliminer tout risque a priori pour toutes les travailleuses et tous les travailleurs.

Sous-déclarés aux assurances par les médecins de ville et peu reconnus par les assurances comme maladies professionnelles, les problèmes de santé rencontrés par les travailleuses sont peu étudiés et leur prévention négligée. De plus, leur coût est pris en charge par les victimes plutôt que par les employeurs. Pour les femmes, la reconnaissance des maladies professionnelles est une loterie qu’elles perdent toujours. Reconnaître une maladie professionnelle ne signifie pas seulement octroyer des prestations d’assurance favorables à la personne concernée, mais aussi reconnaître socialement le rôle du travail dans la survenue des pathologies et éviter d’en faire un problème privé.

L’égalité entre femmes et hommes au travail est donc une équation à plusieurs inconnues qui doit être pensée sur plusieurs tableaux à la fois: les salaires bien sûr, mais aussi la ségrégation des emplois, les conditions de travail et la prise en compte des risques professionnels, les trajectoires professionnelles et leurs répercussions sur les retraites ainsi que sur le droit aux indemnités de chômage.

Viviane Gonik

Texte complet

  1. Gonik V. et al., Construire l’égalité, femmes et hommes dans l’entreprise, Ed. Georg, 1998.
  2. Messing K. «Ce genre qui cache les risques qu’on ne saurait voir» dans Les Risques du travail, La Découverte, 2015, 106 – 114.
  3. Chappert F., Therry P., Photographie statistique des accidents de travail, des accidents de trajet, et des maladies professionnelles en France selon le sexe entre 2001 et 2015, Des tendances d’évolution différenciées pour les femmes et les hommes, ANACT, 2017.
  4. Breast cancer Fund, Working Women and Breast Cancer: The State of the Evidence, août 2015.
  5. Dares, Ministère du travail, Enquête 2014, conditions de travail.
  6. Vogel L. (Éd.), La santé des femmes au travail en Europe. Des inégalités non reconnues. Bruxelles: Bureau technique syndical européen pour la santé et la sécurité (BTS), 2003.
  7. Probst I. (2009). «La dimension de genre dans la reconnaissance des TMS comme maladies professionnelles.» PISTES, 11(2). www.pistes.uqam.ca
  8. Cité par Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes. La Découverte, Zones, 2018.