Vers la grève

Vers la grève : Violences sexistes - Contre le paradigme sécuritaire, nos alternatives

Contre le paradigme sécuritaire, nos alternatives

solidaritéS a organisé le 10 février une journée de réflexion collective autour des violences sexistes. Cet article permet de se faire une idée de quelques-uns des axes développés au cours de cette rencontre, et de quelques ouvertures qui ont émergé.


Marche contre les violences sexistes, Lausanne, novembre 2018 – Gustave Deghilage

Les violences sexistes ont été une urgence pour les mouvements féministes depuis leur origine. L’une des victoires fondamentales des luttes des années 1960–70 a été d’imposer dans le débat public ce qui était auparavant relégué à la sphère privée, et de démontrer que ces violences servent à maintenir une domination hétérosexiste dans les rapports intimes, publics et économiques.

Or, dès le début, cette reconnaissance est à double tranchant: d’un côté, on met en place des moyens institutionnels et matériels visant à y répondre ; de l’autre, en raison de cette institutionnalisation, les mouvements féministes sont en partie dépossédés par l’État de leurs revendications et de leurs luttes, et voient celles-ci converger vers son appareil répressif. La judiciarisation a ainsi été placée au centre des politiques publiques sur les violences sexistes, en même temps que la dimension centrale du genre en disparaissait. 1

Plus d’un demi-siècle plus tard, le nombre dramatique de féminicides et la déferlante de témoignages qui ont accompagné #Metoo et #balancetonporc nous rappellent que les violences sexistes et sexuelles sont encore d’une banale actualité. Cette persistance démontre qu’il est nécessaire d’articuler à l’urgence de la situation une réflexion globale sur nos moyens de luttes.

Nous nous voyons ainsi placé·e·s dans une position d’équilibriste consistant à articuler des positionnements, orientations, et temporalités contradictoires: défendre et revendiquer, ici et maintenant, des moyens matériels pour répondre à cette question littéralement de vie ou de mort. Mais refuser la convergence avec un projet sécuritaire et carcéral, qui envoie massivement les plus précaires et les populations étrangères – en particulier non-blanches – en prison, et dont l’inefficacité a été attestée par plus de 50 ans de violences ininterrompues. Soutenir les personnes qui souhaitent faire appel au système judiciaire tout en en critiquant politiquement les limites (notamment leur inaccessibilité pour les personnes sans-papiers et précaires). Revendiquer le droit des femmes* et des personnes LGBTIQ+ à exister dans l’espace public, tout en refusant que cette inclusion se fasse par des stratégies d’urbanisation synonyme de violences à l’encontre des classes populaires et non blanches. Refuser une mise sous tutelle des femmes*, tout en admettant la situation d’extrême précarité et de violence dans lesquelles certaines d’entre elles se trouvent. En bref, s’ancrer dans cette ambivalence pour articuler des pistes permettant de défendre un projet d’émancipation global.

Pour élaborer des alternatives politiques – notamment dans le cadre de la grève féministe qui s’appuie sur ces deux temporalités – solidaritéS a organisé le 10 février dernier une journée de réflexion collective. Nous ébauchons ici quelques ouvertures qui ont émergé. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que pour toutes les luttes pour l’émancipation, la réflexion politique ne peut être que collective.

Pour un féminisme anticarcéral 2

«Si on supprime les prisons, que va-t-on faire des violeurs?», nous rétorque-t-on systématiquement lorsqu’on mentionne l’abolition du système carcéral. Nous proposons d’inverser le questionnement: en quoi l’utilisation de ce dispositif producteur de violence sociale permet-il de lutter contre les violences sexistes et sexuelles, et de poser les jalons d’une société égalitaire?

Tout d’abord, il faut de se demander si les violeurs sont effectivement en prison. Les données disponibles démontrent qu’en France comme en Suisse, la grande majorité des personnes détenues le sont pour des petits délits (notamment liés au statut de séjour et à l’économie parallèle: deal, mendicité, …) ou sont en attente de jugement. L’institution carcérale est productrice d’une violence inouïe à l’égard des classes populaires, des étrangers·ères, et en particulier des hommes non-blancs qui en sont issus. Cette violence n’est pas la dérive d’une mauvaise gestion des prisons, elle en est constitutive. La prison ne sert donc pas à éviter de nouvelles violences sexistes, puisque dans la grande majorité des cas, les agresseurs n’y sont pas.

Par ailleurs, il faut rappeler que la prison n’a pas été conçue pour les femmes*. Les femmes* incarcérées – en particulier les femmes* trans – sont donc sujettes à des violences spécifiques. Mais il faut aussi considérer la place laissée aux conjointes de prisonniers. Celles-ci sont contraintes à un travail supplémentaire dû à l’incarcération: compensation de la perte d’un salaire, travail de maintien des liens sociaux et familiaux (ce qui comprend des trajets parfois longs), prise en charge de l’entier du travail de reproduction sociale, etc. L’emprisonnement de leur conjoint se traduit par un renforcement des normes de genre.

Et quand bien même les agresseurs seraient effectivement en prison, en quoi cette procédure aiderait-elle mécaniquement les victimes? D’autant plus que le parcours d’une plaignante est souvent synonyme de nouvelles violences. Nous devrions donc plutôt réfléchir à la mise en place de moyens matériels centrés sur la manière dont elles veulent se reconstruire. Se réapproprier notre douleur, notre défense, et nos luttes, en somme.

Reposer la question de l’espace public 3

Le harcèlement de rue est l’une des formes de sexisme les plus visibles, à la fois dans les espaces politiques et médiatiques, et pour les personnes qui le subissent. Les réponses apportées sollicitant presque exclusivement l’appareil répressif d’État: il est essentiel de développer une réflexion plus large sur l’espace public.

Le «harcèlement de rue» est problématisé de telle façon à exclure et invisibiliser d’autres formes de violences ayant lieu dans l’espace public, comme les agressions homo- et transphobes, la violence policière envers les hommes non blancs et plus généralement les personnes étrangères, les actes islamophobes, le harcèlement envers les travailleurs·euses du sexe, etc. Or, quand on considère les entraves à l’accès à l’espace public d’une manière large, on voit que la stratégie répressive est problématique, car le corps policier est un agent central de ces violences.

Par ailleurs, la survisibilisation du harcèlement sexuel de rue est délétère aux femmes* elles-mêmes car elle conduit à se concentrer sur la forme de harcèlement sexuel qui a le moins d’impact matériel. De même qu’il n’existe pas une catégorie femme homogène qui subirait unilatéralement la domination masculine, le pouvoir d’exercer cette domination ainsi que ses conséquences ne sont pas les mêmes chez tous les hommes, et sont stratifiées selon des dynamiques de classe, de race, d’orientation sexuelle: ça n’est donc pas la violence du « harcèlement de rue » qui va sacrifier notre emploi, limiter notre accès aux soins, ou encore l’exercice de nos droits politiques.

En outre, cela traduit une lecture raciste de la réalité, où les hommes non blancs sont perçus comme étant essentiellement dangereux ou menaçants, et sont de fait déshumanisés. Contre cette logique, il est nécessaire de contextualiser les violences de genre qui ont lieu dans l’espace public, en considérant notamment la précarisation de la population et les politiques d’asile qui amènent des personnes à y stationner.

Enfin, il faut s’opposer aux logiques d’urbanisation qui voient la rue comme un espace commercial, lissé, dépolitisé. Lutter pour une ville émancipatrice, c’est donc lutter à la fois contre les violences de genre, et contre les stratégies sécuritaires criminalisant les communautés non blanches et les classes populaires.

La grève comme outil d’autodéfense 4

La grève, au-delà de l’outil syndical, peut constituer une modalité de résistance radicale face aux violences sexistes dans le monde du travail, dans l’espace public et dans la sphère privée, comme l’entendent les collectifs de la Grève féministe/grève des femmes* du 14 juin 2019. Dans le pays de la Paix du travail, le principe même d’une grève suscite de nombreuses réactions, en particulier lorsqu’elle se revendique comme politique, car elle dépasse le cadre légal qui ne la prévoit qu’à des conditions très restrictives dans les rapports de travail.

S’il n’a pas la prétention d’englober l’intégralité des problèmes de sexisme, le Manifeste rédigé par les collectifs de grève se veut un premier outil de résistance globale, dans la mesure où le patriarcat et ses violences sont une composante structurelle de notre société capitaliste, aussi bien à la maison, au travail que sur les lieux de formation.

De plus, les principes d’auto–organisation et de non-mixité choisis par les collectifs de grève permettent de construire une solidarité et une sororité entre des femmes* qui n’ont pas le même âge, les mêmes expériences de vie et dont le rapport aux violences sexistes est donc nécessairement pluriel. Cette volonté de pluralité doit se concrétiser dans les faits, à l’image de la volonté des grévistes du nettoyage à Genève, qui, lors de leur lutte, se sont inscrites dans l’orientation du Manifeste.

Cette grève permet d’ores et déjà de dégager de nouvelles perspectives pour nos résistances et nos luttes à venir, que celles-ci soient collectives ou individuelles. En cela, elle n’est pas un processus avec une date de péremption, dont on pourra dire dès le 15 juin s’il a réussi ou échoué. Au contraire, il faut dès à présent la présenter comme un événement historique à notre échelle nationale et dans une perspective internationaliste, qui permettra de poser des bases pour une remise en question féministe et anticapitaliste de la société dans laquelle nous vivons.

Marlène Barbosa Anouk Essyad Stéfanie Prezioso Noémie Rentsch

  1. Voir les travaux de Marta Roca i Escoda, Geraldine Brown et Pauline Delage.
  2. Un grand nombre de ces réflexions a été amenée et produite par les intervenantes du Genepi, association pour le décloisonnement des prisons, ainsi que de Mwasi, collectif afroféministe, dont nous vous conseillons le livre Afrofem, paru aux éditions Syllepse.
  3. Voir «Contre la pénalisation du harcèlement de rue: une position afroféministe, queer et trans révolutionnaire» sur blogs.mediapart.fr
  4. Réflexion découlant de l’intervention de Tamara Knezevic, de solidaritéS et du Collectif de la Grève féministe/grève des femmes* 2019