Effondrement de la biodiversité:

Effondrement de la biodiversité: : Un constat sans appel

Le rapport publié par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dresse un état des lieux au niveau mondial. Son évaluation ne laisse aucun doute sur la gravité de la situation.

Epandage de pesticides
Photo: Jinning Li / Shutterstock

D’après le président de l’IPBES, sir Robert Watson, « la santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans le monde entier ».

La structure du rapport de l’IPBES ressemble fortement à celle des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC). Dans un premier temps, une analyse de l’ensemble des articles et publications scientifiques traitant de la question, que l’on appelle méta-analyse, puis un résumé à l’intention des décideurs politiques. C’est à ce stade que les représentant·e·s des États jouent de la gomme et de l’euphémisme pour éviter une mise en cause d’intérêts particuliers ou des accusations trop sévères contre le système qu’ils·elles défendent.

Malgré cette surveillance dont nous donnerons quelques exemples plus bas, il ne leur a pas été possible d’enjoliver le bilan proprement dit. La presse a très largement repris le chiffre de un million d’espèces menacées d’extinction, sur les huit que contiendrait la planète. En oubliant souvent de préciser qu’en amont, un demi-million d’autres espèces sont considérées comme des « espèces mortes ambulantes », si leur habitat n’est pas restauré.

Des espèces aux écosystèmes

Mais la variable « nombre d’espèces » n’est qu’un indicateur parmi d’autres et pas nécessairement le meilleur pour saisir ce qui se passe. Bien avant qu’une espèce ne disparaisse, les écosystèmes qui accueillent cette espèce peuvent avoir subi des dommages graves qui les empêchent de fonctionner. Ainsi la fertilité des sols commence à décroître bien avant la disparation du lombric commun, le ver de terre de nos contrées. Sous l’aspect de l’habitat des espèces, le rapport n’a rien de rassurant: 75% des milieux terrestres sont « altérés de façon significative », 66% des milieux marins subissent « de plus en plus d’impacts cumulatifs » et plus de 85% des zones humides « ont été perdues ».

Raisonner en termes de système et de relations entre les différentes composantes du système permet de comprendre des phénomènes comme celui de la trappe écologique. Le plus célèbre exemple de trappe est celui de la morue de Terre-Neuve. Longtemps nourricière des populations occidentales, cette pêche hauturière, dangereuse et pénible à l’extrême, a nourri bien des épopées et des légendes. Celle que l’on appelait la Grande pêche a été pour l’essentiel fermée dans les années 1990. Depuis lors, le stock de morues, ou cabillauds, ne se reconstitue plus. Les espèces dont le cabillaud se nourrissait ont pris le dessus et s’alimentent à leur tour de ses alevins. L’écosystème ne « produit » plus de morue en quantité suffisante pour lui permettre de retourner à l’état antérieur.

Si donc, comme l’affirme le rapport, l’écosystème terrestre est dégradé à 75%, celui de l’eau douce à 50% et celui des océans à 40%, quelle conclusion en tirer? La professeure Sandra Diaz, qui a coprésidé cette recherche, explique que les contributions de la nature aux populations, qui sont vitales pour l’existence humaine et la bonne qualité de la vie, s’amenuisent de manière draconienne. « Ces contributions forment le plus important ‹ filet de sécurité › pour la survie de l’humanité. Mais ce filet a été étiré jusqu’à son point de rupture », ajoute cette spécialiste de la diversité fonctionnelle des plantes. La dégradation d’un écosystème comme celui de l’eau douce implique nécessairement des difficultés supplémentaires pour les populations dont l’accès à l’eau potable est précaire. Dans le système de l’économie mondialisée et inégalitaire que nous connaissons, les golfs de Trump sont régulièrement arrosés alors que 40% de la population mondiale n’a pas accès à l’eau potable.

Quels sont les facteurs provoquant ces pertes?

Le rapport évalue et hiérarchise aussi les facteurs qui provoquent cette perte majeure de la biodiversité. En tête de ceux-ci:

  1. Le changement d’usage des milieux naturels, soit la destruction et la fragmentation des habitats dues en très grande partie à la déforestation au profit des cultures agricoles, des plantations de palmiers à huile ou de l’élevage, auxquels s’ajoutent l’extraction minière, les grands barrages hydrauliques, l’étalement urbain, les routes. 30% des impacts sur la biodiversité proviennent de ces activités. On mesure ainsi le rôle majeur du système agro-industriel, que les commentateurs médiatiques rabattent bien souvent sur « notre mode de consommation », comme si ce dernier était un choix conscient et revendiqué des consommateurs ou consommatrices. On a pourtant rarement vu des manifestations mondiales en faveur de la présence d’huile de palme dans nos aliments. En revanche, c’est bien le pétrolier Total qui produira, sur son site de La Mède en France, du « biodiesel » à partir de centaine de milliers de litres d’huile de palme par an.
  2. Deuxième facteur de pertes, l’exploitation des ressources naturelles (chasse, pêche, mais aussi coupes de bois). Par exemple, la moitié des prises de poissons sont le fait de la pêche industrielle qui cherche à contourner en permanence les réglementations internationales. En 2011, on estimait à 33% les prises de poissons signalées comme illicites, non déclarées ou non réglementées. 70% des bateaux sont engagés dans ce type de pêches, soutenues par des fonds qui transitent par les paradis fiscaux.
  3. Troisième facteur: à égalité (14%) avec les pollutions de toutes sortes — que l’on pense au déversement annuel de 300 à 400 millions de métaux lourds, solvants, boues toxiques, déchets industriels, etc. dans l’océan à l’origine de plus de 400 « zones mortes » dont la surface dépasse celle du Royaume-Uni – le changement climatique. Jusqu’alors considéré comme un accélérateur, il devient un déterminant majeur, dont le rôle ira croissant, pouvant rapidement passer au premier rang.
  4. Enfin, les espèces invasives (11%) disséminées grâce au commerce mondial bouclent cette liste des facteurs majeurs de perte de la biodiversité, le développement du tourisme de masse n’ayant pas encore rejoint le quintette de tête.

Euphémisation et spectre du capital

On a déjà relevé que les États membres de la Plateforme ont surveillé les formulations du résumé à l’égard des décideurs et décideuses politiques comme du lait sur le feu. On n’y trouve donc pas le gros mot de capitalisme, ni du reste celui de décroissance. Pour leur part, le Brésil et l’Indonésie se sont opposés à la mise en cause des monoplantations et des monocultures, alors que les États-Unis ont demandé la suppression de l’expression « inégalités de genre » ; la France et la Chine ont pesé pour effacer toute mention aux droits des peuples autochtones. La France, « patrie des droits de l’homme », n’en veut pas pour la Guyane.

Pour autant, et pour qui veut bien se donner la peine de lire avec attention le texte, on trouve plusieurs formulations qui pointent vers le capitalisme mondialisé et ses responsabilités. Non seulement en relevant ses « abus » crasses, comme le fait que 68% des capitaux étrangers allant au secteur du soja et de la viande bovine transitent par des paradis fiscaux ; ou encore le soutien financier des pays de l’OCDE de 100 milliards de dollars US à un type d’agriculture potentiellement nocif pour l’environnement. Mais aussi en réclamant un « changement transformateur », entendu comme « un changement fondamental à l’échelle d’un système, qui prend en considération les facteurs technologiques, économiques, sociaux y compris en termes de paradigmes, objectifs et valeurs. » (communiqué de presse accompagnant le rapport).

Plus loin, le texte établit qu’« en vue de créer une économie mondiale durable, l’évolution des systèmes financiers et économiques mondiaux a également été identifiée comme un élément clé des politiques futures plus durables. Elle s’éloigne du paradigme actuel trop limité de la croissance économique ». Bref, difficile de passer sous silence la responsabilité écrasante du capitalisme mondialisé, même si c’est pour proposer de lui adjoindre un « paradigme » durable.

Le rapport reste toutefois muet sur cette improbable opération chirurgicale. Le Monde constate que « c’est dans la partie consacrée aux solutions concrètes que le rapport est le moins précis » (6.5.2019). Et pour cause. Un capitalisme s’auto-limitant reste une chimère, aussi illusoire que celle du développement durable adopté officiellement par les Nations Unies en 1987, sous l’impulsion de l’ancienne Première ministre norvégienne Gro Brutland. Dont le pays a depuis lors constitué, grâce à l’exploitation du pétrole de ses côtes, le plus grand fonds souverain du monde.

Guerre aux pauvres

L’effondrement de la biodiversité a et aura des effets concrets pour des millions de personnes à travers le monde. Ce n’est pas seulement un dada de spécialistes, mais un processus venant aggraver ce que le capitalisme sait le mieux faire: développer les inégalités. Lorsque l’on constate que la réduction des forêts de mangrove atteint les 75%, la conséquence sociale est économique et claire: « 100 à 300 millions de personnes sont exposées à un risque accru d’inondations et d’ouragans en raison de la perte d’habitats côtiers et de leur protection ».

Les peuples autochtones (ceux qui grâce à la France et à la Chine n’ont pas de droits particuliers) et les pauvres seront les premiers touchés: « Les régions du monde qui devraient subir des effets négatifs importants en matière de changement climatique, de perte de biodiversité, des fonctions des écosystèmes et des contributions apportées par la nature aux populations sont également des zones dans lesquelles habitent de grandes concentrations de peuples autochtones et la plupart des communautés les plus pauvres du monde. » Cette guerre aux pauvres a aussi une dimension politique. Le rapport estime qu’il y a environ 2500 conflits autour de l’accès aux combustibles fossiles, à l’eau, à la nourriture et à la terre actuellement dans le monde.

Entre 2002 et 2013, près de 1000 militant·e·s écologistes et journalistes ont été tué·e·s. Reprendre et relever le flambeau de leur lutte est nécessaire si nous voulons un jour stopper le processus décrit par le professeur Josef Settele: « Les écosystèmes, les espèces, les populations sauvages, les variétés locales de plantes et de races locales d’animaux domestiques diminuent, se réduisent ou disparaissent. Le tissu vivant de la Terre, essentiel et interconnecté se réduit et s’effiloche de plus en plus. Cette perte […] constitue une menace directe pour le bien-être de l’humanité de toutes les régions du monde ».

Daniel Süri