Kenya

Faire face à la justice de classe

À l’invitation de l’ONG Peace Brigades International Suisse (PBI), notre rédaction s’est entretenue avec Mama Rahma Wako du Mathare Social Justice Centre, actif dans la lutte contre les exécutions extrajudiciaires et contre les violences de genre, ainsi que Samuel Kiriro de la Ghetto Foundation, également active dans la lutte contre les exécutions extrajudiciaires et pour la réinsertion sociale des anciens membres de gangs à Mathare, quartier informel de Nairobi. Selon le Mathare Social Justice Centre, entre 2013 et 2015, 803 cas d’exécutions extrajudiciaires avaient été reportés dans la presse kényane. Ce chiffre ne représente que la pointe de l’iceberg du phénomène.

Marche des résident·e·s de quartiers défavorisés de Nairobi pour demander la fin des meurtres de jeunes de leurs quartiers, juillet 2018
Marche des résident·e·s de quartiers défavorisés de Nairobi pour demander la fin des meurtres de jeunes de leurs quartiers, juillet 2018

Comment êtes-vous devenu·e·s activistes ?
SK
Mon travail est de plaider, d’être la voix de gens de mon quartier. Je suis devenu défenseur suite aux violences dont j’ai été témoin et victime. J’ai perdu de nombreux amis suite à des exécutions extrajudiciaires commises par les forces de police. Notre objectif est de réhabiliter d’anciens membres de gangs et d’en faire des défenseurs des droits humains.

RW Je suis devenue une activiste car j’ai été victime d’attaques au sein de ma propre communauté. Par ces expériences, j’ai ressenti le besoin de me lever et de lutter pour les droits de tou·te·s.

Quels types de violences se produisent spécifiquement à Mathare et quelles en sont les causes ?
RW On y commet des exécutions extrajudiciaires et on observe des manquements au droit à l’eau, à la santé, à un toit, à l’éducation. Le manque de ressources pousse des membres de la communauté à pratiquer des activités criminelles, comme le trafic de drogues.

SK C’est comme une guerre, le gouvernement combat ses propres citoyens. 95 % des personnes tuées par la police sont des jeunes hommes.

Les femmes souffrent-elles d’un type de violence spécifique ? Dans le cas des exécutions extrajudiciaires, les femmes sont-elles affectées ?
RW Il y a de nombreux cas de viols dans nos communautés ; même des enfants ont été violés. Je soutiens les victimes en les amenant à l’hôpital et à la police. Nous avons également mis sur pieds un réseau de veuves et de mères de victimes d’exécutions extrajudiciaires. Les principaux défis auxquels elles font face sont les traumatismes dus aux viols et les difficultés financières.

Comment vous faites-vous entendre au sein d’une communauté très patriarcale ?
RW J’ai pu être entendue parce que je me suis battue longuement, y compris après avoir subi de nombreuses agressions et menaces. En 2016, lorsque j’ai remporté le prix de la défenseuse des droits humains à la résidence de l’ambassadeur des Pays-Bas, la communauté a reconnu la légitimité de mon travail en tant que femme activiste. Je suis également la première femme qui siège au conseil des anciens de la communauté de Mathare.

Considérez-vous qu’il y ait une guerre des classes menée contre les communautés de Mathare et d’autres quartiers informels ?
SK Il y a clairement une division entre les pauvres et les riches. L’offre éducative est minimale dans les quartiers informels et les services inexistants. Le système d’égouts est complétement défectueux, et toute l’eau usagée est déversée vers nos quartiers, contaminant notre eau et notre rivière. Le gouvernement ne répond pas aux besoins vitaux des gens et n’agit qu’en période électorale. Une fois élu, il nous oublie complétement.

RW Le gouvernement ne voit les communautés pauvres que comme des réserves de voix pour leurs élections. Les impôts que nous payons ne sont jamais investis dans nos quartiers, les services sont uniquement développés dans les quartiers aisés. Par exemple, le seul hôpital de Mathare fournit un service exécrable. Les inégalités sont systémiques.

Comment les exécutions extrajudiciaires se produisent-elles ? Quelle est l’ampleur de l’impunité des forces de police ?
SK Les exécutions sont principalement dirigées contre les jeunes hommes de 17 à 25 ans. Les hommes qui atteignent les 26 ans se sentent fatigués et impuissants car plusieurs de leurs amis ont été tués. Un policier de Mathare qui effectue en toute impunité les exécutions est libre et bien connu de tou·te·s. Certaines de ses exécutions ont même été filmées. Nous avons documenté de nombreux cas d’exécutions extrajudiciaires auprès de l’autorité indépendante supervisant la police (IPOA). Ce policier est impliqué dans la majorité de ces cas, mais il reste à ce jour impuni.

Les effets du réchauffement climatique rendent-ils votre travail plus difficile ?
SK  RW Oui, par exemple, les pluies sont censées être une bénédiction, aujourd’hui elles sont plus violentes et irrégulières et amènent inondations, crues et maladies. Avec le réchauffement climatique, les questions de santé se superposent aux questions sociales.

Propos recueillis par Pascal Vosicki