Le Conseil fédéral aux ordres du patronat
Rien n’a encore été fait en Suisse pour arrêter la production non indispensable, rendant la vie très compliquée pour les salarié·e·s. Pour comprendre les enjeux, nous avons posé plusieurs questions à David Gygax, syndicaliste au SSP.
Les autorités ont fermé les écoles et demandé aux gens de rester confinés, mais n’ont pas arrêté une bonne partie de la production, exposant ainsi des travailleurs·euses à des risques inutiles. Comment analyses-tu ce décalage ? Les salarié·e·s sont bel et bien exposé·e·s parce que le travail est autorisé, donc obligatoire. Et comme en Suisse, la conscience de classe est très faible, on dénonce et punit les citoyen·ne·s irresponsables qui vont marcher ou courir dans la forêt, mais on ferme les yeux et la bouche sur les open spaces ou les ateliers qui tournent normalement alors que ces lieux concentrent des dizaines ou des centaines de personnes qui se contaminent. Mais c’est pour la « bonne cause » : celle du profit.
Des ouvriers sur un chantier à l’aéroport de Genève ont protesté et dénoncé l’absence de mesures de protection suffisantes, et on leur a envoyé la police. D’autres mobilisations sur des lieux de travail ont-elles eu lieu ? Il y a des inquiétudes et des protestations, des colères légitimes qui s’expriment. Mais je ne sais pas si cela a pu ou pourrait aller jusqu’à la grève. Comme dans toute l’histoire du pays, les directions syndicales se sont alignées sur les intérêts du patronat en n’appelant ni à l’arrêt de toute la production non nécessaire à l’urgence sanitaire (Unia a réagi là-dessus mais tardivement, le vendredi 20 mars), ni à la grève. En Suisse, il n’y a que quelques lieux où des grèves sont envisageables. Quant à la police, bien sûr, elle réprime les jeunes qui se saluent dans la rue mais soutient les patron·ne·s qui forcent les salarié·e·s à « se réunir » et à bosser : elle obéit aux ordres.
Les autorités répondent à la crise en ordre dispersé, chaque canton augmentant petit à petit les mesures de protection. Quel rôle ont joué les associations patronales en coulisses pour retenir ces décisions ? Je crois que le journaliste Darius Rochebin a parfaitement répondu à cette question sur Twitter ↗ samedi 21 mars. Il raconte la conversation suivante : « ce patron de multinationale au téléphone : ‹ Les grippes, les canicules, ça fait des milliers de morts aussi. On ne détruit pas l’économie pour autant ›. Je lui réponds… que le cas du coronavirus est très différent : la submersion tragique des soins intensifs, l’exemple du désastre italien […] Il n’en démord pas. ‹ Oui bien sûr, dit-il. Mais le bilan des morts ne sera-t-il pas pareil, avec en plus un collapse économique ›. Difficile d’être plus clair. La classe dominante dicte ses décisions au Conseil fédéral, qui est aux ordres.
Des directives de la Coop ont circulé menaçant les employé·e·s qui resteraient à la maison pour garder leurs enfants. D’autres employeurs·euses ont-ils·elles agi de la sorte ? Tou·te·s les employeurs·euses peuvent continuer de faire travailler leurs salarié·e·s tant que le Conseil fédéral ne décide pas l’inverse. À partir de là, la contrainte est inscrite dans le rapport salarié lui-même. Coronavirus ou pas, si vous refusez de travailler, vous êtes licencié·e. On sait que c’est la même réalité partout. L’employeur·euse doit protéger la santé des employé·e·s mais le·la salarié·e n’a pas de droit de retrait en lien avec ce droit, qui est donc vide de contenu réel. C’est toute cette réalité qui est inacceptable.
Les secteurs qui doivent rester en activité sont les services publics et la vente alimentaire, qui reçoivent un élan de sympathie de la population. Comment transformer cette sympathie en possibilités réelles d’action syndicale ? Une colère sociale existe contre les profiteurs·euses de la crise qui nous envoient bosser au péril de notre santé. Si notre camp social prend des initiatives, avance des revendications et s’organise pour les défendre, dans les entreprises et dans la rue, ça peut changer la donne. Cela passe par une manifestation nationale large, à Berne, contre la logique de gestion de la crise par les autorités, à savoir leurs profits avant notre santé. Et par une journée d’actions et de grève sur les lieux de travail avec des revendications sur les salaires, le service public, le travail des femmes, la question écologique.
Cette crise concerne quasiment la planète entière. Existe-t-il une réponse syndicale internationale et des revendications communes ? Je peux me tromper mais je crois que cette crise arrive dans un contexte particulier, qui touche aussi la Suisse. Il y a une crise de légitimité du modèle capitaliste (pour le dire vite). Ce dernier nous plonge dans la destruction (de la planète, des êtres humains, du vivant), les oppressions, le patriarcat. Il n’y a plus de raisons de croire à un avenir meilleur, sauf pour une poignée de privilégié·e·s. La crise sanitaire le montre, rien ne compte pour eux·elles que leurs profits et c’est ce qui nous détruit. Les luttes des femmes et pour le climat montrent que la Suisse est aussi touchée. C’est nouveau et cela doit nous faire réfléchir à notre orientation et à l’organisation qu’il nous faut pour cette nouvelle période.
Propos recueillis par Aude Martenot