Encore aujourd’hui, lutter contre les politiques eugénistes !

En Chine ou aux États-Unis, on apprenait récemment que des stérilisations non consenties avaient été effectuées sur certaines catégories de la population. Mais les politiques des naissances visant des minorités ne sont pas nouvelles.

Manifestation contre l’interdiction de l'avortement, Minnesota, 2019

 E n septembre, une infirmière étasunienne alertait sur le nombre élevé d’hystérectomies dans les camps de détention pour migrant·e·s, tristement célèbres pour leurs conditions de vie inhumaines. Selon elle, les femmes concernées, qui viennent majoritairement d’Amérique latine, n’auraient pas donné leur approbation pour cette opération.

À plus de 10 000 kilomètres de là, la minorité musulmane ouïgoure est également soumise à une politique de la natalité, selon une enquête d’Associated Press. Celle-ci montre que l’État impose la stérilisation ou la pose de dispositifs intra-utérins à des centaines de milliers de femmes. Conséquence ? Dans la région du Xinjiang, le taux de natalité a chuté de 24 % en 2019, contre 4,2 % sur l’ensemble du pays. Ces stérilisations s’inscrivent dans les violences exercées par Pékin à l’encontre de cette population : assimilation forcée, islamophobie d’État, enfermement dans des camps de détention (dits de « ré­éducation »).

Une continuité historique

Mais ces politiques de contrôle de la population via le corps des femmes ne sont pas nouvelles. Celles-ci se justifient selon des critères raciaux (France et États-Unis), religieux ou ethniques (Chine) ou sociaux (Suisse).

Par exemple, l’État français a soumis ses « indigènes » à des politiques sur la natalité, notamment en l’île de la Réunion. Ainsi, dans les années 1960–1970, plusieurs milliers de femmes y ont été victimes d’avortements ou de stérilisations contraintes. L’histoire est ironique puisque ces violences se déroulaient alors même que l’avortement était interdit et que les métropolitaines blanches luttaient pour y avoir accès. Plus largement, cela témoigne d’un mouvement féministe français largement indifférent aux questions coloniales.

Aux États-Unis aussi, on estime que 42 % des femmes natives-américaines ont été stérilisées dans les années 1970, dans le cadre d’un programme de contrôle des naissances. En moins d’une dizaine d’années, cela correspond à 70 000 femmes. Ces politiques, qui concernaient officiellement les femmes « dépendantes de l’État social », visaient également les femmes afro-américaines, selon une conception raciste encore ancrée aujourd’hui. Au même moment, les femmes blanches sortaient victorieuses de leur lutte pour le droit à l’avortement, qu’elles ont arraché en 1973.
En Suisse également, des politiques eugénistes ont été mises en place. À titre d’exemple, en 1928 est instaurée dans le canton de Vaud une loi qui mentionne une « hygiène sociale préventive » et qui ne sera abrogée qu’en 1985. En tout, 187 stérilisations non volontaires auraient été administrées en raison de cette loi. Celle-ci ne visait pas une communauté raciale, mais les personnes considérées comme déviantes : son premier article mentionne ainsi « les malades mentaux et autres psychopathes (infirmes mentaux, toxicomanes, alcooliques, etc.), dont l’état présente des dangers pour eux-mêmes, autrui, l’ordre public ou les bonnes mœurs ».

Quels enjeux politiques ?

Au-delà de la diversité des situations évoquées ici, que retirer de ces violences d’État pour nos luttes ? En premier lieu, malgré la violence de ces opérations contraintes, il ne faudrait pas oublier leur autre face, l’eugénisme positif. Celui-ci vise à encourager la natalité de la population jugée saine et positive, qu’elle soit blanche, de classe moyenne/supérieure ou non musulmane. On comprend ainsi mieux comment un même État a pu faire avorter de force des centaines de femmes tout en interdisant l’avortement pour celles qui le réclamaient.

Deuxièmement, cela doit nous amener à ne pas réifier des droits pour lesquelles nous nous battons. Nous devons certes nous mobiliser pour le « droit à l’avortement », mais il est essentiel de ne pas le considérer comme la seul chemin vers la libération des femmes. Nous devons dès lors lutter pour un droit à l’avortement libre (et gratuit !) tout en défendant le droit d’élever des enfants pour des mères directement visées par les violences d’État.

Enfin, il ne faut jamais oublier que ces politiques de naissance s’inscrivent dans un contexte plus large, et dans un faisceau de violences qui ne visent pas seulement le corps des femmes. Celles-ci s’exercent par la militarisation des frontières, l’exclusion sociale, la précarité, l’assimilation forcée ou encore l’incarcération. Il nous faut dès lors réinscrire la défense des droits reproductifs dans une lutte pour la vie, non pas comprise comme les activistes étasunien·ne·s opposé·e·s à l’avortement, mais comme une lutte pour notre dignité individuelle et collective.

Anouk Essyad