Turquie

Un impérialisme de renard déguisé en loup

La politique de l’État turc se pare d’atours de plus en plus agressifs sur la scène internationale. Mais sous ce masque, se cachent d’importantes difficultés intérieures.

Recep Tayyip Erdogan à Ankara
Recep Tayyip Erdogan à Ankara (photo de communication du président)

Le 9 novembre, le président de l’Azerbaïdjan Ilham Aliyev annonçait la prise d’une vingtaine de villages et de la commune de Chouchi au Haut-Karabagh à la suite de l’offensive de ses troupes soutenues par l’État turc. Cette nouvelle était célébrée par le régime de Recep Erdogan, endossant plus que jamais le rôle de « grand frère » du régime azéri.

Le même jour, Berat Albayrak, gendre de Recep Erdogan, ministre du trésor et des finances de Turquie, transmettait sa lettre de démission à Anadolu Ajansi (AA), l’agence de presse du régime turc. Ni AA, ni aucune chaîne de télévision liée au régime n’a relayé l’information. Son compte Twitter ne fonctionnait plus. Il a dû se contenter de partager le texte sur son compte Instagram à un population médusée. Très largement reconnu pour son incompétence à son poste ministériel, il parvint à donner une tournure ridicule à son départ du gouvernement. La gêne au sommet de l’État fut telle que pendant 24 heures aucun journal, chaîne de télévision, y compris celle d’informations liés au régime n’osa évoquer la démission du ministre-gendre du président de la République.

Ces deux événements concomitants constituent un résumé saisissant du régime d’Erdogan : une politique étrangère agressive pour compenser des difficultés internes de plus en plus importantes.

Ces difficultés sont avant tout économiques et ses conséquences politiques sont décuplées par la corruption, l’impéritie de l’État-AKP (Parti de la Justice et du Développement, le parti d’Erdogan) et le népotisme, dont Berat Albayrak était un symbole. Pourtant, la «marque de fabrique» de l’AKP a longtemps été son efficacité au service de la population lors de son arrivée au pouvoir.

Le cours de la livre turque s’est effondré et les réserves en devises ont fondu. «les cours n’ont aucune importance, je ne les regarde pas» avait réagi le ministre-gendre Albayrak. Alors que l’effondrement de la livre turque alimente l’inflation et alourdit la dette libellée en devises étrangères qui pèse sur de nombreuses entreprises turques. De manière générale, l’économie turque, déjà fragilisée avant même la pandémie, tournée vers l’exportation, est prise dans une crise structurelle. Celle-ci se manifeste, notamment, par un taux de chômage de près de 14 % à la mi-2020 (26 % chez les jeunes), un niveau similaire à celui atteint après la crise économique mondiale de 2008.

Des victoires en trompe-l’œil

Dans ce contexte, comme le relève Fehmi Tastekin, l’un des meilleurs analystes de la politique étrangère de l’État tur, «la politique étrangère sert littéralement de carburant à la politique intérieure (turque)». En d’autres termes, tous les éléments de cette politique étrangère visent à consolider le bloc nationaliste-conservateur au pouvoir en Turquie et discipliner, ou diviser, ses adversaires domestiques. De ce point de vue, le régime turc enregistre des succès : à chaque fois le principal parti d’opposition parlementaire (CHP, Parti du Peuple et de la République, « centre-gauche » nationaliste) se met au garde à vous.

C’est à cette aune que la politique étrangère belliciste du régime turc – en Syrie, Libye et Méditerranée orientale ou au Caucase – doit être examinée. Partout, Recep Erdogan a une étoile jumelle avec laquelle il s’affronte, négocie ou s’allie brièvement: Vladimir Poutine. Et un sparring partner, Emmanuel Macron.

Les instruments de cette politique étrangère sont ainsi directement en lien avec la politique intérieure. Ainsi, R.T.Erdogan s’est arrogé le rôle de parrain de la mouvance des « Frères musulmans » dans différents pays arabes d’autant plus facilement que cette mouvance, en tant que courant bourgeois incapable de faire face aux besoins sociaux des populations arabes, est en période de reflux et a besoin de soutiens. Cela lui donne une certaine légitimité en dénonçant les abjections du régime égyptien de Sissi qui a renversé le gouvernement des « Frères » et des relais sur le terrain comme en Lybie. Cela n’est pourtant pas une garantie comme l’a indiqué la relative faiblesse des Frères Musulmans lybiens. Dans le même temps, le régime turc peut tout à fait jouer sur le registre purement nationaliste. Il en va ainsi pour la guerre au Haut-Karabagh et le soutien apporté au régime azéri au nom du panturquisme (alors même que l’Azerbaïdjan est un pays en grande majorité chiite). Au Liban, après les désastre de l’explosion dans le port de Beyrouth, le ministre des affaires étrangères turc M.Cavusoglu proposait à nouveau la nationalité turque aux turkmènes et turcs du Liban.

Cette politique étrangère agressive enregistre-t-elle des succès ? Non, s’il est question de succès durable ou décisif. La Turquie n’a tout simplement pas les moyens d’une nouvelle aventure impériale. Il suffit de s’intéresser aux différents théâtres d’opérations. En Syrie, le régime turc est bel et bien allé plus loin que le soutien à une mouvance « frériste » ou à une forme similaire d’islam politique. Il a apporté son aide à des groupes liés à Daesh pour avancer ses pions dans ce pays et terroriser l’opposition à travers des attentats meurtriers au moment des élections de juin et novembre 2015. Cependant, cette manœuvre a isolé l’État turc sur la scène internationale. Au final, Erdogan n’avait pas les moyens de ses ambitions, même pour le seul terrain syrien, et a dû se limiter au démantèlement du Rojava… sans parvenir totalement à ses fins.

En Libye, la Turquie est impliquée dans une situation inextricable après avoir négocié un accord sur les eaux territoriales avec un gouvernement qu’il soutient à bout de bras avec le Qatar. Pour « vendre » cette aventure politico-militaire, Erdogan l’a associée à la question de la méditerranée orientale et des gisements gaziers. Toutefois, là-aussi, il n’est pas acté que la Turquie ait les moyens de ses ambitions. Ainsi, la visite à Paris de Fathi Bachagha, ministre de l’intérieur libyen, fortement soutenu par Ankara, s’est passée de manière très chaleureuse et indique que rien n’est acquis en Libye pour le régime turc.

Enfin, au Caucase, la victoire militaire de l’Azerbaïdjan face à l’Arménie au Haut-Karabagh apparaît comme une victoire d’Ankara. Elle est célébrée en tant que telle par la presse pro-gouvernementale à l’occasion d’un accord militaire entre les deux pays. Cependant, il ne faut pas croire que la Russie était autant engagée auprès de l’État arménien que ne l’était la Turquie auprès de l’État azéri. De plus, le traité mettant fin au conflit a établi un centre de maintien de la paix pour le contrôle du cessez-le-feu comprenant des troupes russes. Ces dernières assurent également le contrôle du point névralgique du « corridor de Latchin » assurant la liaison entre le Haut-Karabagh et l’Arménie.

Domestiquer et conquérir

Ainsi, profitant d’une part des faiblesses politiques de son opposition et des chancelleries occidentales, le régime d’Erdogan, tel un renard la faim au ventre, mène un impérialisme régional de rapines, présenté en offensive globale et ambitieuse digne d’un prédateur. Pour que cette transfiguration soit possible, Erdogan a besoin d’un partenaire/adversaire lui présentant un miroir déformant : Emmanuel Macron à qui il rend la pareille.

Le président français est une figure particulièrement commode pour le président turc. Macron encourage en effet la transformation de la France en un bastion de l’islamophobie en Europe occidentale, ce qui en facilite la critique opportuniste par un régime turc qui n’avait pipé mot contre le muslim ban de Donald Trump avec qui il espérait s’accorder au sujet de la Syrie, tout en multipliant les rodomontades non suivies d’actes. En sens inverse, Erdogan sait habilement jouer des provocations pour susciter des réactions indignées du gouvernement français, l’un et l’autre sortant gagnants sur le plan de la politique domestique lors de ces épisodes.

Emre Öngün