Constitution européenne et mondialisation néolibérale
Constitution européenne et mondialisation néolibérale
Nous publions lintervention dEric Decarro au FSE, lors de la conférence plénière sur le thème «LEurope dans la mondialisation néo-libérale: rôle de lUnion Européenne et responsabilité des Etats européens dans larchitecture des pouvoirs mondiaux (OMC, Banque Mondiale, FMI, OIT, OMS, ONU)» (réd)
1. Un pays hors de lUE
Je viens dun pays, la Suisse, qui nest pas membre de lUnion Européenne. Dans les années 90, la classe dominante de ce pays a clairement opté pour rester en dehors de lUE, et ne pas demander son adhésion à celle-ci. Elle considére que cette option politique permet de préserver au mieux ses intérêts.
Nous sommes cependant fortement concernés par lévolution de lUE, et en particulier par les orientations quelle entend se donner dans le cadre du projet de Constitution, actuellement en discussion: le gouvernement suisse est aujourdhui en négociation avec lUnion Européenne sur la libre circulation des personnes et sur de nouveaux accords les bilatérales II visant à libéraliser les échanges et assurer la libre circulation des capitaux avec lEurope des 25.
Ces accords permettent en effet à la bourgeoisie suisse de bénéficier de la libéralisation économique sans rien céder sur les droits sociaux des salariés, lesquels sont très peu développés en Suisse, en comparaison de ceux en vigueur dans la plupart des Etats membres de lUE. La classe dominante de ce pays a clairement joué la carte de rester en dehors de lEurope parce quelle entend développer ses activités financières, en particulier dans le secteur de la gestion de fortunes. Cest pourquoi, aussi, elle entend faire le minimum de concessions sur le «secret bancaire» qui favorise de toute évidence lévasion ou la fraude fiscale de la part des multinationales ou des milieux possédants, en particulier des pays européens environnants.
La Suisse est certes actuellement mise sous pression par lUE pour assouplir, voire abandonner son secret bancaire, mais il ne faudrait pas oublier que les classes dominantes européennes ont aussi intérêt à disposer au centre de lEurope dun pays réputé socialement «sûr», disposant dune monnaie forte, et permettant déchapper aux rigueurs du fisc dans leurs pays respectifs.
2. Sinscrire dans le débat européen
En tant que mouvements sociaux, nous sommes pleinement conscients que la Suisse est fortement dépendante des choix de lUnion Européenne et quil nous faut en particulier nous inscrire de plein pied dans le débat actuel sur la Constitution Européenne.
Il y a encore quelques années, beaucoup pensaient quil serait possible de déboucher, dans le cadre de ce système, et par des réformes progressives, sur «une Europe pacifique, ouverte aux autres cultures et au dialogue social», une Union Européenne qui, sappuyant sur le «modèle social européen», serait un facteur de régulation de la mondialisation dans les institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.), favoriserait le développement des pays du Sud et constituerait un facteur de paix et déquilibre dans le monde.
3. Une constitution néolibérale
Aujourdhui, il nous faut regarder la réalité en face et je crois que le projet de constitution européenne confirme totalement ce point de vue: la réalité, cest que lUnion Européenne développe, tant vers lextérieur (cf. les négociations de lOMC) quà lintérieur, des politiques néo-libérales et de régression sociale. Tous les gouvernements des pays européens mettent aujourdhui en uvre des politiques anti-sociales, notamment sur les retraites et la protection sociale. Les politiques à légard des migrant-e-s et des demandeurs/euses dasile se font de plus en plus répressives. Des libertés démocratiques fondamentales, comme la liberté de manifester, sont souvent remises en cause.
Cest au niveau mondial que sexerce désormais la logique du système, laquelle répond avant tout aux intérêts des multinationales et du capital, notamment financier. Des forces puissantes les gouvernements du G8, lOMC, le FMI, la Banque Mondiale poussent aujourdhui dans ce sens: il sagit à toute force douvrir au capital de nouvelles zones de profit, notamment en privatisant les services publics, et dabolir toutes les entraves à la liberté du capital de circuler, de commercer et dinvestir.
Je considère pour ma part lOMC, le FMI et la Banque mondiale comme des institutions totalement fonctionnelles au néo-libéralisme, et donc fondamentalement non réformables. Il suffit de lire Joseph Stiglitz, qui nest pourtant pas un révolutionnaire, pour sen convaincre…
La globalisation néo-libérale porte en elle la destruction, ou en tous cas la limitation des droits sociaux des salarié-e-s. Elle porte en elle des tendances croissantes à faire jouer la loi du plus fort, renforçant ainsi toutes les politiques fondées sur la domination et la guerre. Elle porte enfin en elle des tendances croissantes à la répression des mouvements sociaux qui contestent lordre actuel.
4. LUE comme un des principaux vecteur de la mondialisation néolibérale
LUnion Européenne constitue aujourdhui lun des principaux vecteurs, avec les Etats-Unis, de cette mondialisation néo-libérale, comme on le voit dans les négociations de lOMC, et comme cela transparaît dans les orientations du projet de Constitution européenne.
Ce projet formalise et renforce en effet ces orientations néo-libérales:
- Dans ce projet, «le marché unique», «la concurrence libre et non faussée» et «léconomie sociale de marché hautement compétititive» sont érigés en objectifs suprêmes (cf. art 3, points 2 et 3). Toute politique dun Etat membre pouvant «fausser la concurrence» peut, dès lors, être attaquée à ce motif.
- Les services publics ne sont jamais nommés en tant que tels; ce sont des «services dintérêt général», ce qui signifie quils peuvent être indifféremment prestés par des opérateurs publics ou privés.
- Les objectifs de la Banque centrale européenne (BCE) et du système financier européen consistent à assurer la stabilité des prix, et donc à lutter contre linflation, ce qui signifie quon priorise le maintien de la valeur de la monnaie, et donc celle des actifs financier au détriment de la lutte contre le chômage et pour le plein emploi. Lautonomie de la BCE par rapport aux gouvernements des Etats membres et aux institutions de lUE est ainsi réaffirmé, en même temps que sont consolidés ses objectifs basés sur une stricte orthodoxie financière et monétariste.
- Le budget de lUE doit être un budget zéro, équilibré en dépenses et recettes, et lobjectif du Pacte de stabilité, qui consiste à lutter «contre les déficits excessifs» des Etats membres est réaffirmé. Cela interdit toute politique économique anti-crise et ouvre au contraire, dans le contexte dune globalisation néo-libérale qui nous conduit de crise en crise, sur des politiques daustérité renforcées au détriment de lemploi, des prestations de services publics et de la protection sociale en général.
- LUE ne reconnaît pas les droits des migrant-e-s qui travaillent en son sein et ne sont pas ressortissant-e-s de lun des 25 pays membres. Elle refuse clairement de les accueillir et de régulariser leur situation, sauf pour les éléments très qualifiés quon cherche au contraire à attirer, privant ainsi les pays du Sud dans lesquels ils ont été formés de compétences importantes pour leur développement.
- Expression de cette politique néo-libérale, lUE soriente clairement dans le sens dune politique de puissance, à la fois subordonnée aux Etats-Unis, à travers la référence à ses obligations envers lOTAN, et rivale de ceux-ci, avec la définition progressive dune défense commune.
- La constitution prévoit ainsi le renforcement des capacités militaires, ce qui suppose par définition, dans le contexte des tendances récurrentes aux déficits publics, des coupes sombres dans les domaines dutilité sociale tels que la santé, le social, léducation, etc. LUE participe ainsi à la course aux armements, avec la volonté affirmée de développer des nouvelles technologies et la production dans ces domaines.
- La constitution renforce les collaborations entre les systèmes de police et de justice, dans un contexte de plus en plus répressif. Il est en effet loin le temps où le néo-libéralisme promettait une ère de prospérité et de paix. Aujourdhui, nous voyons au contraire des crises financières à répétition, la montée du chômage et de la pauvreté, la précarisation croissante des conditions de travail, etc. Il est dès lors clair que les classes dominantes voudront accentuer le rôle de la répression, au détriment des libertés démocratiques fondamentales.
5. Plein emploi vs compétitivité
Il est vrai que le projet de Constitution a repris intégralement la Charte des droits fondamentaux et quil se réfère explicitement aux politiques de plein emploi et au dialogue social.
Mais je vous le demande: quel peut être le poids de ces éléments en face des principes de concurrence, déconomie de marché ou de la compétitivité qui attaquent sur toute la ligne les droits sociaux des salarié-e-s et créent une situation propice à la violation de ces droits fondamentaux?
Il me paraît évident que ce sont les objectifs prioritaires du néo-libéralisme, à savoir le marché, la concurrence, la compétitivité, la stabilité des prix et la lutte contre les déficits qui seront priorisés par les gouvernements et lUnion Européenne, car ils répondent aux intérêts du capital, et cest celui-ci qui domine dans les rapports sociaux actuels et à travers les politiques des gouvernements.
Cela ne mange dès lors pas de pain de faire figurer les politiques de plein emploi dans la constitution, alors quil existe en Europe des millions de chômeurs, et sachant que la compétitivité, les politiques monétaires restrictives et les politiques daustérité renforcées vont attaquer cet objectif. Il ne faut pas oublier que dans le système actuel, le droit au travail nexiste pas, il nexiste que le droit de concourir pour un travail, ce qui nest évidemment pas la même chose.
Ce qui intéresse aujourdhui les milieux dominants, cest avant tout la création dun espace économique aussi homogène que possible pour mettre en concurrence les salarié-e-s de tous les pays entre eux, favoriser la concentration du capital et éliminer tout ce qui nest pas compétitif, quelles quen soient les conséquences pour la grande majorité de la population.
Cet objectif de compétitivité doit être par ailleurs critiqué en tant que tel, car il suppose quon veut être compétitif par rapport à dautres, et contre dautres, en particulier les pays du Sud qui souffriront de toute évidence de cette compétition au niveau mondial.
7. Quelles sont donc mes propositions?
Franchement, je ne vois pas quelle proposition faire dans le cadre du système actuel. Cette constitution doit être frontalement combattue et nous devons refuser le chantage quon tente dexercer sur nous, avec des arguments tels que «cest çà ou le chaos» ou encore «on pourra toujours réformer cette constitution plus tard, pour lheure, il faut laccepter».
Cette Europe-là, en effet, est totalement fonctionnelle au contenu qui prévaut dans le G8, et dans les institutions financières et commerciales internationales. LEurope des 25, constituée sur une telle base, renforcerait toutes ces politiques néo-libérales et les tendances à la domination et à la guerre qui leur sont liées.
La Constitution européenne primerait de plus sur toutes les constitutions nationales, et il faudrait lunanimité pour la réformer, autant dire mission impossible. Ces orientations néo-libérales seraient ainsi inscrites dans le marbre et tout gouvernement qui prétendrait mettre en uvre une politique différente pourrait être rappelé à lordre et sanctionné.
Je ne vois dès lors pas comment une Europe constituée sur une telle base pourrait aller dans le sens de lEurope des droits sociaux et facteur de paix dans le monde, à laquelle nous aspirons.
8. Privilégier la critique syndicale
En tant que syndicaliste, jaimerais encore me positionner par rapport au contenu de linterview que John Monks, président de la Confédération européenne des syndicats (CES) a accordée au journal Le Monde mardi 11 novembre. Le président de la CES nous appelle en effet à accepter la Constitution européenne. Selon lui, la question déterminante qui se pose à propos de cette Constitution serait «pour ou contre lEurope».
Je pense que nous devons au contraire privilégier notre critique du contenu de cette constitution, à savoir son caractère fondamentalement néo-libéral, qui renforcerait sur notre continent toutes les politiques anti-sociales et déboucherait sur une concurrence entre les salariés de tous les pays au détriment des emplois, des conditions de travail et de la protection sociale.
Nous ne pouvons prétendre lutter pour un autre monde et accepter une constitution dun pareil contenu. Une telle position ravalerait le mouvement syndical au rang dun élément actif de ce système, lequel attaque sur toute la ligne les intérêts des salariés; le mouvement syndical doit au contraire combattre frontalement cette constitution, au nom dune alternative à cette société, sil veut être fidèle à sa mission.
Accepter une telle constitution, cest en effet accepter une constitution verrouillant pour des années les principes néo-libéraux, cest accepter lEurope forteresse à légard des migrant-e-s, cest accepter une Europe défendant ses intérêts propres dans le concert des puissances.
9. Deux écueils à éviter
A mon avis, dans notre critique et notre combat contre cette constitution, nous devons éviter deux écueils:
- Faire de lEurope, dans cette globalisation néo-libérale, un substitut élargi au nationalisme, à savoir concevoir lEurope comme le meilleur cadre pour défendre nos intérêts à nous (sous-entendu, au détriment dautres, moins compétitifs) dans le cadre dune concurrence et dune mondialisation néo-libérale fondamentalement acceptées. Cette position nous soumet en effet à la logique néo-libérale du système et nous oppose aux salarié-e-s des autres pays ou régions du globe.
- Critiquer cette constitution à partir dun point de vue nationaliste, avec pour seule perspective un retour en arrière vers les politiques nationales des années 50-70, comme si nous pouvions revenir 50 ans en arrière, au moment du capitalisme à dominante industrielle, et comme si les politiques keynésiennes mises en uvre alors dans le cadre des Etats nationaux étaient aujourdhui compatibles avec les exigences du capitalisme à dominante financière, dans le contexte de cette globalisation néo-libérale. Cest le point de vue des «souverainistes».
Nous devons évidemment nous positionner du point de vue dune alternative mondiale, et du point de vue dune Europe qui aurait pour ambition, dans le contexte de la mondialisation néo-libérale, dopérer une rupture dans ce sens. Cette position nexclut nullement les combats à conduire dans le cadre des Etats nationaux existants mais postule que ceux-ci sinscrivent dans une perspective plus large. Cest à mon avis le sens même de ces forums sociaux, dont la mission consiste à définir une alternative au fonctionnement de cette globalisation néo-libérale fondée sur le marché, la compétition et la domination du capital financier. Travailler au contenu dune telle alternative est aussi une nécessité pour éclairer notre lutte: cela nous permettra de faire le partage entre des réformes allant dans le sens dune alternative à cette société et des réformes qui se bornent à aménager le système existant.
Nous aspirons à une Europe sociale, à une politique de paix, au respect des droits humains et des libertés démocratiques, mais nous devons être conscients que la réalisation dune telle aspiration ne peut passer que par une crise, une rupture avec lEurope que les classes dominantes veulent aujourdhui construire, et que formalise cette constitution européenne.
Eric DECARRO