Judiciarisation des luttes écologistes

Révéler l’invisible

Plusieurs procès initiés par ou à l’encontre d’activistes écologistes se succèdent en Suisse et ailleurs. Comment articuler cette judiciarisation avec une nécessaire recrudescence des luttes sociales ?

Procès de Teo
En décembre 2020, lors du procès du notre camarade Teo pour son rôle dans la visite Tourisme du Pire, qui s’est conclu par son acquittement.

L’Accord de Paris comme catalyseur

Un match de tennis légendaire ou des mains rouges sur le Crédit Suisse ; une bataille de charbon dans les locaux d’UBS ; des visites touristiques interrompues ; des ponts, routes et ronds-points bloqués ; une colline vaudoise occupée et célébrée ; des êtres sentient·e·s filmé·e·s et sauvé·e·s ; des multinationales discrètes dérangées par des visites peu communes ; l’irresponsabilité de l’État suisse quant à la catastrophe climatique traînée par nos ainé·e·s devant la Cour européenne des droits de l’homme… Alors que certain·e·s rêvaient d’un autre monde plus démocratique, écologique, féministe et solidaire sur la place Fédérale, les actions judiciaires se multiplient et ouvrent une nouvelle séquence politique presque inédite pour les mouvements sociaux en Suisse.

Alors que nous fêtons amèrement les 5 ans de la signature de l’Accord de Paris, celui-ci constitue néanmoins un tournant, voire même un catalyseur de la lutte climatique au sein des instances judiciaires puisqu’il institue des obligations opposables aux États. On constate ainsi une judiciarisation croissante de la question climatique, illustrée dernièrement par les deux procès (Nicolas et Loris) des « mains rouges » ou le dépôt d’une requête à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) par six jeunes Portugais·es. Celles·ceux-ci attaquent 33 États européens pour violations de leurs obligations et atteinte à leurs droits fondamentaux. Ce type de recours à l’une des plus hautes instances juridiques pourrait constituer un outil intéressant pour un mouvement transnational pour la justice climatique.

La multiplication des procès climatiques (et écologistes) ici et ailleurs est la conséquence de l’inaction des États et, en réaction, de la recrudescence d’actions de désobéissance civile par des mouvements comme la Grève du Climat ou Extinction Rebellion. Un soutien actif à tous ces procès est nécessaire, car ceux-ci créent un précédent sur lequel les mouvements écologistes peuvent s’appuyer pour renverser les rapports de force.

Rendre visible les destructions, violences et responsabilités

Un point commun entre ces procès est la volonté de « rendre visible l’invisible ». Par exemple, certaines actions visaient à mettre en lumière le rôle meurtrier de la place financière suisse dans la catastrophe globale. En finançant activement de nouveaux projets d’exploitation et des infrastructures fossiles, les banques, assurances ou caisses de pension portent une responsabilité centrale dans la chaîne de causalité des destructions et des violences. La place financière, nous le savons, détruit les conditions de vie de centaines de milliers de personnes dans les pays du Sud global, perpétuant les rapports de domination néocoloniaux entretenus par les pays capitalistes développés sur le reste du monde.

Perspectives politiques et questions ouvertes

À l’heure où les manifestations climatiques ont de la peine à redémarrer, les futurs procès pourraient jouer un rôle de catalyseur pour redynamiser et massifier les actions collectives des mouvements écologistes. Cela passera en premier lieu par l’établissement d’une coordination nationale entre l’ensemble des procès pour qu’ils puissent prendre connaissance de l’existence de l’ensemble des actions juridiques en cours, s’enrichir mutuellement, créer des solidarités concrètes et, si possible, définir une ligne politique et stratégique commune. Similairement, des convergences concrètes sont à construire sur la question de la répression des mouvements sociaux et les violences subies par les personnes les plus vulnérables – et les moins responsables des politiques climaticides.

La place financière est certainement la cible toute désignée pour sensibiliser la population et créer un cadre large, unitaire et radical. À condition de permettre à une diversité d’actions (outils institutionnels, désobéissance civile, boycott généralisé, mise en place d’alternatives, etc.) de coexister de manière complémentaire et consciente. Au vu des difficultés que nous avons à combattre tant les multinationales que la place financière (récent refus de l’initiative pour des « entreprises responsables », absence de mesures contraignantes concernant ces deux secteurs dans la dernière Loi sur le CO₂), le recours à l’outil juridique, avec les nombreuses limites qu’il comporte, constitue une partie de la réponse.

Alexis Dépraz, Steven Tamburini