Pomme, pomme, pomme, pomme !

Le réalisateur suisse Daniel Kunzi sort son nouveau film Pomme de discorde et c’est toute une histoire. Entretien.

Ingrid Rivera, ouvrière agricole au Chili
Ingrid Rivera, ouvrière agricole au Chili

Au moment où on ne parle plus que de l’huile de palme avec les votations du 7 mars prochain, toi, tu nous parles bêtement de ce fruit de chez nous ? Oui ! j’avais remarqué que les fruits de nos paysan·ne·s valaient 2 à 3 fois le prix de ceux importés. Puis, un ami m’expédie une pomme de Nouvelle Zélande qu’on lui a offerte à un brunch à la ferme patronné par Migros et les Paysans suisses. Ce brunch pour la Fête nationale avait lieu dans un verger qui produit des pommes. Le lendemain à la Migros de Plainpalais, je suis tombé sur des pommes qui venaient du Chili. J’ai tenté d’avoir des explications de la Migros pendant 6 mois, en vain. Face à l’absence de réponse, l’idée du tournage s’est imposée et j’ai jeté mon dévolu sur la Pink Lady du Chili car c’est celle qui brille le plus dans les rayons. Le Chili est le 1er producteur de pommes de l’Hémisphère sud.

Comment t’es-tu organisé ? Une camarade chilienne et agronome, Loreto Urbina, a fait un travail merveilleux d’exploration et de réalisation au Chili. Elle est allée voir des propriétaires terriens pour des « recherches scientifiques ».  Comme il n’y avait pas de récolte en ce début d’hiver, elle s’est mise en lien avec des organisations de femmes qui travaillent sur les maladies professionnelles et notamment sur les ravages des pesticides. Elle a établi les premiers contacts et j’y suis allé après.

Nous y avons découvert des enfants empoisonnés par les pesticides dans l’école Bella Union qui est un îlot au milieu des vergers. Une étude commune des universités d’Atlanta et de Talca sur les urines des enfants a détecté de fortes doses de ces pesticides pendant la période de fumigation. Les enfants s’infectent par les mains en touchant leurs jouets, les poignées de portes… pas vraiment parce qu’ils mangent des pommes car la consommation de ce fruit n’est pas vraiment dans la culture chilienne. Là-bas, la pomme on en fait de la marmelade pour mettre dans les gâteaux par exemple. Les cultures vivrières ont toutes été détruites par la monoculture d’exportation. Comme les cerises du Chili vendues à Noël à 38 francs le kilo à la Migros.

Qui fabrique ces pesticides ? Ces pesticides, interdits en Europe, sont fabriqués à Monthey par Syngenta, une société suisse spécialisée dans la chimie et l’agroalimentaire (23 milliards de chiffre d’affaires annuel). C’est le leader mondial en la matière. Parmi les pesticides utilisés il y a Profenofos, il était à l’époque du tournage sur une liste spéciale en Suisse: pour l’exporter il faillait l’autorisation des autorités suisses et de celles du pays d’exportation.

Et la société confirme ? Un responsable m’a donné des infos. C’était un cadre d’une usine locale de Syngenta. Je l’ai appelé en me présentant comme touriste et professeur suisse et en lui demandant ce que faisait un fleuron de notre industrie nationale dans ce coin de la planète. Je suis allé le voir. J’ai ramené du chocolat suisse pour ses enfants et j’ai vanté le gout sucré et légèrement acidulé des Pink Lady chiliennes puis lui ai posé la question sur l’utilisation de pesticides interdits en Suisse. Il m’a affirmé qu’ils respectaient la législation chilienne et a confirmé qu’ils utilisaient bien ce pesticide, mais à des doses minimes. Le lendemain, il m’appelle et m’explique qu’il vient de se faire licencier avec effet immédiat pour m’avoir parlé et m’interdit d’utiliser l’interview.

Au siège de Syngenta à Santiago, je suis reçu par une cadre qui dit ne pas pouvoir répondre à mes questions et qui m’oriente sur le siège sud-américain à Buenos-Aires. Le ministre de l’agriculture chilien qui me reçoit, après plusieurs semaines de tentatives, confirme l’utilisation, mais à toutes petites doses des pesticides suisses. Confronté à l’étude de l’université de Talca, il reconnaît qu’il y a eu un problème dans cette région, car on y trouve des pesticides… interdits au Chili.

Et en Suisse ? Je me suis adressé au siège de Syngenta. La réponse est sans appel : la société refuse de me parler parce que je me serais fait passer pour un producteur de fruits auprès de leurs succursales sud-américaines. La conséquence a été que mon film n’a pu recevoir d’argent public en aide sélective, n’étant pas considéré comme «neutre», car les points de vue de Syngenta, de la Migros et de la Coop, ne sont pas donnés… alors même que ces entreprises ne veulent pas se pronconcer !

On retourne en Suisse à la fin du film… Oui, en Suisse, souvent, l’on ne se donne même plus la peine de ramasser les pommes parce qu’elles ne soutiennent pas la concurrence avec les Pink Lady arrosées avec le jus de Syngenta. Mais dans le Val-de-Ruz, la coopérative de La Borcarderie ramasse les pommes qui ne sont plus récoltées, plante des pommiers avec les enfants des écoles : l’espoir !

Propos recueillis par Thomas Vachetta