Le capital, c’est du béton

Catastrophe écologique et sociale, le béton armé serait-il la parfaite incarnation des contradictions du capitalisme ? C’est la thèse du dernier livre du philosophe Anselm Jappe, qui propose une histoire critique d’un matériau aussi néfaste que banal.

La colline du Mormont éventrée par LafargeHolcim, La Sarraz, Suisse
La colline du Mormont dévorée par Holcim (et la ZAD de la Colline au premier plan)

 « Non à la bétonisation de la Suisse ! » On n’en finit plus d’entendre ce slogan. L’invasion du béton est devenue un bouc–émissaire commode pour accompagner d’un vernis environnemental les campagnes anti-immigration de la droite xénophobe. Trop de monde égale trop de constructions égale moins de vertes prairies, l’équation est simple. Mais bizarrement, les mêmes défendent l’élargissement des autoroutes et encouragent l’étalement urbain, signe d’une certaine timidité quand il s’agit de combattre effectivement l’artificialisation des paysages.

Raison de plus pour formuler une critique cohérente du béton et de l’amour inconditionnel que lui voue l’humanité, tâche à laquelle s’est attelé le philosophe Anselm Jappe. Dans un livre documenté et d’accès facile, il défend une thèse simple : le béton est la matérialisation de la logique marchande et aide à en saisir les complexités.

Le béton, mélange de calcaire et d’argile cuits à très haute température (le ciment), de produits chimiques et d’eau, n’a pas attendu l’avènement du capitalisme pour servir à la construction de bâtiments. Jappe donne l’exemple de la coupole du Panthéon, bâti à Rome au 1er siècle avant J.-C. Le béton armé, en revanche, naît au 19e siècle : l’ajout d’armatures en métal facilite la construction. Et les ennuis commencent.

Un désastre écologique

On se souvient des images terribles de l’été 2018 : l’une des travées du pont Morandi, tronçon routier enjambant Gênes, s’est écroulée. Jappe voit dans cet événement l’annonce du décès prochain de nombreux édifices datant des années 1950. Car le métal rouille et se tord. Paradoxe apparent, le béton armé ne serait donc pas durable, alors même que la solidité est le principal argument de ses défenseurs.

Jappe n’est certes pas ingénieur ni physicien et l’effondrement d’un pont ne suffit pas à prouver que l’obsolescence programmée guette toutes les constructions dans le même matériau. En revanche, la non-durabilité du béton sur le plan écologique ne fait aucun doute. Entre autres, l’extraction de calcaire et de sable endommage les sols et met en danger certains écosystèmes, au point que le sable est devenu une ressource rare. À quoi s’ajoute l’énergie nécessaire pour la cuisson du ciment : le béton est responsable de l’émission de 2,8 milliards de tonnes de CO₂ par an.

La liste des dégâts environnementaux est longue mais le béton armé est rentable car du béton de piètre qualité et une main-d’œuvre sans qualification font l’affaire. Résultat, les dernières décennies ont vu se développer une bétonite aiguë dans les pays riches et les puissances émergentes, Chine en tête. Les chiffres donnent le vertige : la production mondiale de ciment atteint aujourd’hui 4,5 milliards de tonnes, nécessitant l’extraction de 40 milliards de tonnes de sable et de gravats chaque année.

Rationalisation/marchandisation de l’espace

Voilà pour le défaut le plus évident du béton armé, en contradiction avec les exigences écologiques du moment. En plus de ces enjeux environnementaux, déjà documentés par ailleurs, le principal intérêt du livre de Jappe tient au lien qu’il établit entre la généralisation du béton et le triomphe de la société marchande.

Car, on le sait grâce aux travaux d’Henri Lefebvre sur la production de l’espace et de David Harvey sur la logique spatiotemporelle de la reproduction du capital, le capitalisme s’accompagne d’un certain rapport au milieu dans lequel évolue l’humanité. Et l’expansion de la société marchande depuis deux siècles s’est accompagnée d’un urbanisme obsédé par la ligne droite, défendant un utilitarisme borné et reposant sur l’uniformisation du bâti.

Le béton armé, qui facilite la standardisation et la préfabrication, s’est révélé un allié idéal de la volonté d’aménager les villes en vue de la bonne marche de la production et de la consommation de masse. Après avoir accompagné le fascisme et le stalinisme, il a servi d’outil de choix à la vaste entreprise de taylorisation de la vie quotidienne de la société fordiste des Trente Glorieuses. On observe encore aujourd’hui les dégâts de cet urbanisme dans les grands ensembles des banlieues ouest-européennes, où la relégation économique et le néocolonialisme s’incarnent dans la laideur de constructions purement utilitaires.

La valeur du béton

Coïncidence, le livre de Jappe a rejoint les rayons des librairies quand se constituait la ZAD de la colline du Mormont, où les zadistes s’opposent à l’extension d’une carrière du géant de la cimenterie LafargeHolcim. D’un côté, l’idéal d’un nouveau rapport au monde, sobre et non marchand. De l’autre, la soumission totale à la logique de la valeur : construisons des choses inutiles et polluantes pourvu qu’elles génèrent du profit.

Le béton, plus que jamais, est l’incarnation des contradictions d’un système menant l’humanité à sa perte.

Guy Rouge

À lire

Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, L’Échappée, 2020.