Pour une justice émancipatrice

Abolir les prisons, la police, et même le système pénal :
l’idée est débattue parmi les mouvements d’émancipation. Entretien avec Gwenola Ricordeau, autrice de Pour elles toutes. Femmes contre la prison.

Gwenola Ricordeau devant une grille
Gwenola Ricordeau

Basta ! : Vous êtes féministe et vous voulez abolir la prison, donc là où on enferme les agresseurs. Ces positions sont-elles difficilement conciliables ? 

Gwenola Ricordeau : Ces positions sont plus que « conciliables ». Mon travail propose une analyse féministe du système pénal et de ce que celui-ci fait aux femmes. Cela permet de faire plusieurs constats. Tout d’abord, les personnes détenues sont pour l’essentiel des hommes, mais la vie des femmes de leur entourage est souvent affectée par cette incarcération, notamment à travers les diverses formes de travail domestique qui sont attendues d’elles et qui incluent le soutien moral. 

Par ailleurs, quand on regarde qui sont les femmes qui sont en prison, on note qu’elles partagent de nombreuses caractéristiques avec les hommes détenus : elles sont en grande partie d’origine populaire et issues de l’histoire de la colonisation et des migrations. Mais les femmes détenues ont aussi des particularités. Une très grande proportion d’entre elles ont été victimes de violences sexuelles. Ces violences ont façonné leur parcours de vie, leur isolement social ou leur parcours délictuel.

Et lorsqu’on examine la protection que les femmes peuvent attendre du système pénal, on ne peut que constater un échec flagrant. L’enjeu de mon livre est donc de questionner les courants majoritaires du féminisme qui entendent s’appuyer sur le système pénal pour demander davantage de condamnations et des peines plus lourdes pour les hommes auteurs de violences sexuelles.

Mais une justice est-elle envisageable en dehors du système pénal ?

La « Justice », ou le « système pénal », est le système qui est censé « rendre justice » lorsque des délits ou des crimes sont commis. Donc, la police et la prison font partie de ce système. À partir de là, on peut faire plusieurs remarques. Tout d’abord, la Justice n’est pas toujours juste… Selon les origines sociales et ethniques ou le sexe, les risques d’être poursuivi, condamné ou incarcéré ne sont pas les mêmes. Les victimes ne sont pas non plus égales face au système pénal : selon l’auteur des faits et leurs propres caractéristiques, les victimes n’ont pas toutes les mêmes chances d’obtenir une condamnation des faits. Mais il y a d’autres conceptions de la justice, en particulier des conceptions non-punitives, comme la justice réparatrice ou la justice transformative.

Sur quels principes se basent les justices « réparatrice » et « transformative » ?

Comme la justice réparatrice – basée sur la réparation plutôt que la punition – la justice transformative s’oppose aux approches punitives. Elle considère qu’il existe des responsabilités individuelles, mais aussi des conditions sociales rendant possible la commission de certains faits. Les pratiques de justice transformative qui se sont développées à partir de l’an 2000 en Amérique du Nord partent d’une critique de la justice telle qu’elle est rendue par le système pénal. 

C’est parmi les minorités ethniques et les communautés queer que se sont développées ces pratiques, en particulier pour répondre au besoin de justice quant aux violences faites aux femmes. Ces pratiques sont communautaires, c’est-à-dire que les personnes impliquées dépendent des situations en cause. Cela signifie aussi que la « responsabilité communautaire » est centrale et que les procédures visent à « transformer » la communauté. La justice pénale désigne et condamne un auteur ; la justice transformative part des besoins de la victime, confronte un agresseur et travaille à son implication dans une démarche individuelle et collective de réparation et de transformation. Et elle contribue à des changements collectifs de valeurs et de manières de faire.

Quelle est la place du féminisme dans le mouvement pour l’abolition de la police ?

Une des critiques qui peut être faite à la police est son rôle dans les violences faites aux femmes – sans parler des policiers auteurs de ce type de violences, dont la proportion est plus importante que dans d’autres corps de métier. Les critiques peuvent être portées à différents niveaux. Tout d’abord, on peut reprocher à la police de ne protéger que certaines victimes – les « bonnes victimes » -, de mal les recevoir, de ne pas intervenir lorsqu’elle est appelée, etc. Mais les mouvements féministes et abolitionnistes formulent des critiques plus profondes du rôle de la police. Aujourd’hui, le recours à la police et au système pénal est souvent présenté comme une évidence pour lutter contre les violences sexuelles. Or, il s’agit d’un système profondément raciste et qui touche de manière disproportionnée les classes populaires. On ne peut pas faire passer le recours a la police comme un moyen d’émancipation collective. 

Propos recueillis par  
pour
Basta !

Version intégrale disponible sur le site Bastamag