Christian Levrat
Une nomination symbolique
La nomination, fin mars, par le Conseil fédéral, de Christian Levrat à la tête du conseil d’administration de la Poste symbolise une nouvelle fois la profonde intégration de la social-démocratie dans les rouages de l’appareil d’État. Une longue marche entamée au siècle passé.
Jeune dirigeant des Jeunesses socialistes dans les années septante, Peter Vollmer prônait alors une stratégie de « Longue marche à travers les institutions » pour mieux réformer ensuite la société suisse. Devenu conseiller national, puis directeur de l’Union des transports publics et vice-directeur de Suisse Tourisme, il illustre la prédominance des institutions sur ces tentatives velléitaires de changer l’ordre des choses. L’ascension des notables sociaux-démocrates ou syndicalistes dans les institutions n’a toutefois donné lieu à aucune guerre populaire prolongée, pour reprendre l’expression maoïsante de Vollmer. Tout au plus à quelques conflits de conscience pour savoir à quel moment quitter son ancien poste pour en prendre un plus avantageux.
Ancien président du PSS, et avant cela secrétaire central puis président de Syndicom (le syndicat de la Poste, des médias et de la communication), Christian Levrat ne sera pas dépaysé. Syndicom s’est dit « ouvert à une collaboration axée sur la recherche de solutions avec le président désigné », tout en pointant la responsabilité du Conseil fédéral dans la politique de rentabilisation à tout prix de l’entreprise. Manière d’excuser à l’avance le nouveau président du sale boulot qu’il aura à faire ?
Une longue tradition
Si l’on excepte quelques prurits médiatiques et les habituelles protestations de l’UDC, toujours furieuse d’être privée de ce qu’elle estime être sa part du gâteau, la nomination de Levrat n’a pas créé trop de vagues. C’est une tradition désormais bien inscrite dans les habitudes du Conseil fédéral, puisque les sociaux-démocrates n’ont fait que suivre la tradition des partis bourgeois. Qui par ailleurs ne sont pas toujours rancuniers et savent reconnaître certains « mérites personnels » quand il se doit. C’est ainsi que l’un des « repentis » les plus célèbres du PSS ne fut autre que l’épouvantail rouge de la bourgeoisie suisse, le Bernois Robert Grimm. L’ancien dirigeant du Comité d’Olten, qui prit la tête de la grève générale en Suisse en 1918, condamné de ce fait à six mois de prison par un tribunal militaire, dirigea la section énergie et chaleur de l’Office central de l’économie de guerre puis la compagnie ferroviaire du BLS (Berne-Lötschberg-Simplon) de 1946 à 1953.
L’entrée d’un puis deux socialistes au Conseil fédéral rendit concrète la possibilité de faire carrière par le biais du PSS, mais aussi par le truchement des syndicats. Max Weber, brièvement conseiller fédéral des finances (1952-53) après le premier social-démocrate, Ernst Nobs, était l’ancien président de la FOBB (Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment, aujourd’hui Unia).
L’Union syndicale suisse (USS) a aussi fourni son lot de hauts fonctionnaires. Serge Gaillard, qui vient de quitter ses fonctions de chef de l’Administration fédérale des finances, fut longtemps secrétaire-dirigeant de l’USS. Son prédécesseur, Dani Nordmann, avant de devenir coach et conseiller en entreprise, fut nommé par Ernst Leuenberger (conseiller fédéral PS) à la direction de Swisscargo. Actuellement dirigé par l’ancien conseiller national PS Stéphane Rossini, l’Office fédéral des assurances sociales compte Colette Nova comme vice-directrice. Cette dernière était auparavant la secrétaire de l’USS responsable de ce secteur.
Les dégâts collatéraux du parlementarisme
Il serait erroné de voir ce mouvement d’intégration comme la résultante de la seule ambition personnelle des sociaux-démocrates et syndicalistes concernés. Il est aussi le produit de conceptions politiques, comme celles qui considèrent que la scène privilégiée de la lutte politique est le parlement, ses alliances douteuses et son réalisme cynique et démoralisant. La priorité donnée à la préservation des appareils syndicaux et non pas à la lutte sur les lieux de travail en est une autre, d’autant plus que ces appareils sont désormais gérés comme des entreprises. L’idée que l’État bourgeois est aussi « notre » État est également une de ces illusions intégratrices.
Ce phénomène intégrateur apparaît de manière spectaculaire au niveau des institutions. Mais dans une société comme la société helvétique – qui ne connaît pas d’affrontements de classe suivis et encense quotidiennement les vertus civilisatrices du consensus – il se manifeste aussi au niveau social. Refusant d’être des individus de seconde zone méprisé·e·s par « ceux d’en haut », rebuté·e·s à tort ou à raison par ce qu’il reste de mouvement ouvrier, nombre de salarié·e·s cherchent une reconnaissance sociale dans le monde associatif, le sport ou le bénévolat. Un univers où les heurts de la lutte des classes sont souvent malvenus.
Daniel Süri