Féminisme et antispécisme
Convergences invisibles
Les liens entre les oppressions systématiques envers les femmes, les animaux non-humains et la nature sont très concrets. Pourtant, les débats concernant le spécisme – l’idéologie qui postule la supériorité des humains sur les animaux non-humains – restent marginalisés. Quels sont les points de convergence entre écoféminisme et antispécisme ?
Comme dirait la journaliste et militante antispéciste Axelle Playoust-Braure, « la lutte antispéciste reste l’orpheline dans la gauche. »
Dualisme toxique
L’écoféminisme, tout comme le féminisme, est un courant hétérogène. Nous pouvons donc parler d’écoféminismeS. Celui que nous proposons ici postule que l’interconnexion entre l’oppression sociale des femmes et l’exploitation de la nature est l’une des bases du système capitalopatriarcal. La philosophe Karen J. Warren identifie les interconnections entre les « -ismes » de domination (par exemple spécisme, racisme, colonialisme, héterosexisme, classisme, validisme, etc.). Elle dénonce la logique de domination qui imprègne ces relations et se base sur des dualismes (principe de binarité opposée) qui prétendent justifier la domination et l’oppression des uns sur les autres. Warren met en évidence les liens entre femmes et nature à travers les structures conceptuelles d’oppressions, c’est-à-dire l’ensemble des croyances, valeurs, attitudes et présuppositions qui nous formatent.
Dans notre système actuel, les femmes, les personnes racisées, les enfants et les animaux non-humains – entre autres – sont perçu·e·s et traité·e·s comme inférieur·e·s par rapport aux hommes blancs, hétérocisgenres, valides du Nord global. Warren postule que ces structures conceptuelles d’oppressions ont des conséquences concrètes sur la vie quotidienne des femmes. Rappelons ici que les femmes racisées, indigènes et du Sud global sont déjà les plus impactées par les dérèglements climatiques. Le langage sexiste-raciste-naturiste (1) renforce l’idée que la supériorité des uns justifie la subordination des femmes et de la nature. Si la pensée de Warren n’inclut pas une perspective animaliste en soi, sa contribution au féminisme démontre la nécessité de surmonter les dichotomies humain-nature et de franchir les barrières entre les espèces.
Femmes animalisées
et animaux féminisés
Les liens entre les oppressions hiérarchisées interespèces sont davantage développés par l’autrice Carol J. Adams. Dans son ouvrage La politique sexuelle de la viande, une théorie critique féministe végétarienne, elle développe le concept de « politique sexuelle de la viande », le fait d’animaliser et de sexualiser à la fois les femmes, tout en féminisant et sexualisant à leur tour les animaux non-humains. La publicité, les médias et la pornographie jouent ici un rôle important en produisant des images où les corps des femmes sont infériorisés car associés aux animaux non-humains (par exemple, images des femmes à quatre pattes, enchainées). De la même manière, les corps des animaux non-humains sont rendus attrayants en étant féminisés.
Dans les deux cas, c’est un « référent absent » qui s’articule à différents niveaux. Le terme viande (et d’autres désignant le corps d’un animal non-humain mort et prêt à la consommation) efface totalement la vie de ces derniers et rend ainsi plus facile son objectification. De même, quand les femmes sont victimes de violences verbales et sexuelles, le référent absent est l’animal non-humain qui est invoqué pour décrire la femme. Pensez par exemple aux termes connotés tels que cochonne, chienne, ou encore la façon dont de nombreuses victimes de viol décrivent leur expérience : « je me suis sentie comme un morceau de viande ».
Dans les cas où les corps des animaux non-humains sont féminisés, ce sont les femmes qui prennent le rôle de référent absent. Ainsi, le langage sexiste et imprégné par la superposition des référents absents nourrit une culture du viol, de domination et d’oppression envers les femmes et les animaux non-humains. Finalement, par analogie aux femmes qui se voient attribuer la charge de la reproduction sociale et du travail du care, les femelles d’autres espèces sont exploitées pour leurs capacités reproductrices, notamment les vaches laitières, les poules pondeuses et les truies, entre autres. Face à cela, il n’est plus possible de nier l’interconnexion entre l’exploitation des femmes et celle des animaux non-humains, dont le système capitalopatriarcal tire largement profit.
Vers une nouvelle praxis
La convergence des combats féministe et antispéciste permettrait un changement de paradigme réellement cohérent, permettant de se sortir de cette logique de hiérarchisation, de dualisation et d’objectification du vivant. Si nous souhaitons vraiment sortir du système capitaliste, nous devons transformer non seulement le mode de production, mais aussi le mode de relation aux êtres vivants qui en découle.
Pour combattre les « -ismes » de domination, unissons les « -istes » de résistance : féministes antispécistes, en avant vers une société juste et réellement solidaire avec le Vivant !
Beatriz Duarte Wirth
1 Warren utilise le terme naturisme pour faire référence à la discrimination des humains sur les animaux non-humains.
Références
— Adams, Carol J. 2015. The Sexual Politics of Meat: A femisnist-vegetarian critical theory. New York: Bloomsbury.
— Bonnardel, Yves & Playoust-Braure, Axelle. 2020. Solidarité Animale: Défaire la société spéciste. Cahier Libres.
— La petite Okara. 2019. Féminisme & Antispécisme: 2 causes reliées.
— Rosendo, Daniela. 2017. Filosofia Ecofeminista: Repensando o feminismo a partir da lógica da dominação.
— Tese Onze. 2017. Veganismo Anticapitalista.
— União Vegana de Ativismo. 2020. Mulheres, animais e natureza: não haverá libertação animal sem justiça social e ambiental.
— Warren, Karen. 2000. Ecofeminist Philosophy: A Western perspective on what it is and why it matters. Rowman & Littlefield Publishers, Inc.