Harcèlement dans la société précaire du spectacle

La presse a révélé récemment des cas de harcèlement moral au sein de l’école Rudra Béjart puis des cas de harcèlement sexuel au sein du Ballet Béjart Lausanne (BBL), entités qui dépendent d’une fondation financée par la Ville de Lausanne. Entretien avec Anne Papilloud, secrétaire du Syndicat Suisse Romand du Spectacle.

Une danseuse seule sur le sol

Dans Le Temps, tu parles d’un problème « structurel ». Qu’entends-tu par-là ? Au fil des années, j’ai eu de nombreux contacts avec plusieurs personnes de l’école et du BBL, qui m’ont permis de connaître toute une partie des problèmes liés au non-respect de la loi sur le Travail, au niveau des salaires etc. Pourtant je n’ai jamais eu connaissance du type de problèmes qui viennent d’être mis au jour. C’est ce qui me fait dire que c’était un système organisé structurellement et non seulement le fait de deux personnes, même si leur responsabilité est indéniable. Et c’est ce système qui a permis aux problèmes de perdurer aussi longtemps.

Il y a eu ces dernières années plusieurs dénonciations de harcèlement dans le cinéma ou le sport de compétition. Ne pourrait-on pas dire qu’un modèle basé sur des structures pyramidales, dans lequel les interprètes sont au service d’un·e créateur·trice démiurge, doit être remis en question, car il favorise ces comportements ? Ce qui facilite ces comportements est surtout l’absence totale de voies de recours pour les personnes victimes. Un fonctionnement horizontal n’empêche pas en soi l’apparition de harcèlement. Mais c’est vrai que le modèle très hiérarchisé dans lequel des personnes deviennent de simples instruments au service de la création est de plus en plus remis en question.

Quel est le rôle d’un syndicat comme le tien dans ces situations ? Dans notre activité, nous insistons beaucoup sur le dispositif qui s’appelle officiellement « Personne de confiance en entreprise ». Il exige que chaque salarié·e doit pouvoir s’adresser à une personne externe en cas de problème, qui peut aller du simple conflit interpersonnel au mobbing ou à la discrimination. Mais ce dispositif n’est malheureusement pas encore très répandu dans le domaine de la culture. Pour pallier cela, nous organisons régulièrement des formations pour les professionnel·le·s de la culture afin qu’iels connaissent, tout simplement, leurs droits. Et leurs devoirs, pour les employeurs·euses.

Nous pouvons aussi être une porte d’entrée en cas de mobbing ou de harcèlement. Mais pour les victimes, ce n’est pas aisé de passer par un syndicat, car cela peut donner l’impression d’une judiciarisation immédiate de leur situation. C’est pour cela que nous travaillons actuellement à la mise en place d’un dispositif dans lequel des personnes ressources seraient à disposition des membres du syndicat ou plus largement des salarié·e·s de la culture. Souvent, la première demande des employé·e·s est d’avoir un regard extérieur pour savoir si la situation qu’iels vivent est normale ou pas. Ce dispositif est une première étape, avant une éventuelle médiation ou un processus judiciaire.

Que faites-vous dans les cas où des employé·e·s se décident à poursuivre leur combat en justice ? Pour différentes raisons, nous ne pouvons saisir la justice que dans les cas où nous considérons que la décision aura une influence sur une partie ou l’ensemble des salarié·e·s. Par exemple dans des cas de discrimination. 

Il faut rappeler que le secteur de la culture est particulier, car il y a très peu de contrats à durée indeterminée. Ce qui fait que d’une part, les personnes supportent plus facilement des situations limites, car elles savent qu’elles ne sont que temporaires. D’autre part, comme elles passent leur vie à chercher des contrats, elles font très peu appel à la justice et favorisent des résolutions à l’amiable, car elles craignent d’être « blacklistées » et étiquetées comme employé·e·s « problématiques ». Ces craintes ne sont d’ailleurs pas infondées… j’ai déjà entendu une personne qui m’a dit qu’elle n’engagerait plus de personne membre du comité du syndicat.

Si licencier quelqu’un·e à cause de son activité syndicale est abusif, rien n’oblige à engager quelqu’un·e qui a côtoyé un syndicat. Le fait d’être toute sa vie en recherche de contrats à durée déterminée ne favorise pas combativité. C’est pour cela que nous misons beaucoup sur la prévention à travers les formations que nous organisons. Celles-ci devraient d’ailleurs être intégrées au cursus des écoles d’art, qui forment très peu à la réalité du métier. Surtout parce que les étudiant·e·s seront amenées à être souvent successivement employé·e·s et porteurs·euses de projet.

As-tu constaté une augmentation des témoignages ces dernières années ? La parole s’est libérée. L’attitude face au sexisme et à la discrimination a beaucoup changé. C’est devenu plus normal de discuter de ces questions, par exemple sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, je constate que des personnes plus âgées se rendent compte qu’elles ont subi des situations qui étaient intolérables à la lumière d’aujourd’hui.

Propos recueillis par Niels Wehrspann