Le goût amer des fraises
Les conditions de travail et de rémunération des employé·e·s agricoles en Suisse sont déplorables. Une pétition vise à les améliorer.
À l’heure où nous sommes nombreux et nombreuses à renoncer aux barquettes de fraises espagnoles pour nous tourner vers des produits locaux de saison, prenons-nous des vessies pour des lanternes ? Si l’on connaît toutes et tous les désastreuses conditions de travail des ouvrier·ère·s agricoles de la région de Murcie, sur la côte sud-est de l’Espagne (surnommée le potager de l’Europe), on connaît cependant, très peu celles des employé·e·s agricoles œuvrant au sein de notre propre pays. Pourtant ils·elles sont à l’origine de plus de 25 % de la production agricole que nous consommons, le reste étant produit par une main d’œuvre dite « familiale ».
Si, en tant que consommateur·trice, nous souhaitons valoriser et encourager les secteurs courts de distribution et soutenir une alimentation locale, ne devrions-nous pas nous intéresser davantage à ce qui se passe au début de la chaîne de production ? Qui cueille nos fraises et nos salades et dans quelles conditions ?
Disparités cantonales
En Suisse, la loi fédérale sur le travail (LTr) ne s’applique pas aux employé·e·s agricoles. Ils·elles sont soumis·es à des contrats-types non contraignant dont les conditions varient énormément d’un canton à un autre. À Berne et Zurich, le temps de travail hebdomadaire est autorisé jusqu’à 55 heures, alors qu’à Genève celui-ci est de 45 heures maximum. Ces disparités cantonales ont poussé l’association AgriGenève à faire recours au Tribunal fédéral contre la limitation à 45 heures/semaine. Le souhait d’une uniformisation à 49 heures est avancé par son directeur, avec l’argument suivant : les canaux d’écoulement de la marchandise fonctionnant à l’échelon national, la concurrence se fait, selon lui, au détriment des maraîchers·ères genevois·es.
Ces disparités concernent, on s’en doute, aussi les salaires. Dans la plupart des cantons, le salaire minimal recommandé est de 3300 francs par mois. Il varie selon la fonction, la formation et l’ancienneté de la personne. Les employé·e·s agricoles sont, pour la plupart, des saisonniers·ères migrant·e·s (avec ou sans papiers). Selon le domaine d’activité, ils·elles peuvent être jusqu’à 200 à récolter et conditionner du tabac ou être seul·e sur un alpage. De par la diversité des situations, à laquelle s’ajoutent bien souvent la précarité du statut, l’inexistence d’un cadre légal unifié et la dureté des conditions de travail, ces employé·e·s se retrouvent isolé·e·s face à leur employeur·euse. La pression mise par les grands distributeurs qui dictent leurs prix et jouent la concurrence entre les petit·e·s producteurs·trices a des effets dévastateurs sur ces employé·e·s au bout de la chaîne : horaires de travail interminables, non-respect des législations du travail, accidents, etc.
Des fraises… et des droits !
Une organisation composée de divers·es acteurs·trices tente de défendre les employé·e·s agricoles : la « Plateforme pour une agriculture socialement durable » milite pour des conditions de travail équitables pour l’ensemble des personnes travaillant dans la filière agroalimentaire. Un manifeste datant de 2004 synthétise les objectifs : améliorer les conditions de travail en mettant fin aux disparités cantonales ; régulariser la situation des ouvrières et ouvriers agricoles sans papiers ; exiger des entreprises de distribution qu’elles modifient leur politique d’achat des denrées alimentaires, de façon à permettre une rémunération plus équitable, tant en Suisse qu’à l’étranger ; exiger des labels existants qu’ils introduisent dans leurs exigences le respect de conditions de travail décentes et de la législation du travail.
Une pétition, encartée dans ce journal, a récemment été lancée. Elle appelle les gouvernements des cantons de Berne et de Zurich à remanier de toute urgence les contrats-types pour les employé·e·s agricoles. Elle réclame une semaine de 45 heures en moyenne annuelle avec limitation des heures supplémentaires et l’introduction d’un salaire minimal contraignant de 4000 francs bruts par mois. La pétition demande également aux gouvernements des cantons de Berne et de Zurich ainsi qu’aux organes exécutifs cantonaux compétents de s’engager en faveur de la soumission du travail agricole à la loi cantonale sur le travail.
En conclusion, consommer localement et de saison ne suffit pas ! Il faut exiger des entreprises de distribution qu’elles modifient leur politique d’achat des denrées alimentaires, de façon à permettre une rémunération plus équitable des producteurs·trices et de leurs employées et employés, tant en Suisse qu’à l’étranger, pour que nos fraises n’aient pas le goût amer de l’exploitation et de la détresse humaine.
Donna Golaz