Retour sur la lutte des travailleurs·euses de Lip

Près d’un demi-siècle après la lutte des travailleurs·euses de l’usine Lip (Besançon), Charles Piaget – alors responsable de la section syndicale CFDT de l’entreprise – a souhaité en transmettre la mémoire dans une brochure, parue cette année. 

Vue plongeante sur le rassemblement de soutien aux Lip, Besançon, 1973
Marche et concert de soutien organisés par le journal Libération, Besançon, 29 septembre 1973

Cette brochure commence par une histoire de l’entreprise (notamment celle de son patron, Fred Lip, qui avait vendu une partie de ses actions au trust suisse Ébauches SA en 1967). Charles Piaget relate ensuite comment il fut possible, durant les 20 ans ayant précédé le mouvement, de construire chez Lip un syndicalisme « de masse et de classe », intégrant de manière dynamique les travailleurs·euses à l’action syndicale (une pratique tranchant avec les conceptions dominantes des différentes centrales syndicales en France, CGT et CFDT).

Restructuration « exemplaire »

Dès septembre 1972, les syndicalistes avaient détecté une situation étrange : « De nombreux signes indiquent qu’il se passe quelque chose de grave. Plusieurs ateliers sont en manque de travail. Or, ce sont précisément les secteurs qui n’intéressent pas Ébauches SA. (…) La période d’octobre 1972 à avril 1973 représente six mois d’une situation trouble » (p. 45). En fait, selon l’accord conclu avec Fred Lip, Ébauches SA voulait restructurer l’entreprise (avec licenciements à la clé) et en conserver seulement les secteurs jugés les plus rentables, sous forme de sous-traitance.

L’occupation de l’usine en juin 1973 permit de découvrir les documents expliquant la stratégie d’Ébauches SA. Les travailleurs·euses remirent alors la production en marche. Ils·elles saisirent le stock de montres et en firent leur « trésor de guerre », afin de pouvoir payer leurs salaires. Une action qui suscita la solidarité en France, mais aussi en Suisse. Sur les formes de la lutte, Charles Piaget souligne notamment l’implication des femmes, qui « occupaient les emplois de base, les moins payés. (…) Tout naturellement, elles ont pris leur place, pleine et entière, parmi les groupes de réflexion et de décision. Elles avaient une exigence d’égalité entre les hommes et les femmes » (p. 79-80).

Une victoire inadmissible

Si la lutte de 1973 a permis de trouver une solution industrielle et de maintenir les emplois (revendication des Lip), la situation changea drastiquement en 1976. Le gouvernement et le patronat ne pouvaient accepter la conclusion de ce conflit. « Il serait intolérable qu’une telle affaire se conclue par une victoire totale », déclara Valéry Giscard d’Estaing, devenu président de la République. Le 14 mai 1976, les salarié·e·s de Lip furent à nouveau licencié·e·s. Comme le relève Claude Neuschwander (un proche de Michel Rocard) : « Avec la crise du pétrole de l’année 75, le patronat et le gouvernement ont considéré que les entreprises françaises allaient connaître des difficultés, qu’il allait y avoir des licenciements, et qu’il convenait de démolir Lip, devenue le symbole d’une lutte ouvrière victorieuse » (postface à Lip : des héros ordinaires).  Après cinq ans de lutte, six coopératives regroupant les différentes activités de l’entreprise furent créées en 1981. Mais seules deux ont survécu. Les autres se sont heurtées au « mur d’argent » des banques, pour les raisons indiquées par Claude Neuschwander.

Il vaut cependant la peine, aujourd’hui, de connaître le témoignage de Charles Piaget, l’un des principaux animateurs du mouvement. Ce livre donnera sans doute l’envie d’approfondir l’analyse de son expérience et de s’en inspirer de manière créative.

Hans-Peter Renk

Arthur, où t’as mis les montres ? (extraits)
par la Troupe Z

(D’après Boris Vian, Arthur, où t’as mis l’corps ?

On a occupé c’est vrai
on a séquestré vite fait
car on est des grévistes
on a trouvé des papiers
et ça nous a décidé
à planquer les articles
c’est Arthur qui fut chargé
d’aller dissimuler
les montres et tout le stock
Mais Arthur a rappliqué
en murmurant « ça cloche
j’sais plus où ils sont passés »

Refrain
Hein Arthur où t’as mis les montres
qu’on s’est écrié en chœur
« Bah, j’sais plus où j’les ai foutues, les mecs »
Arthur réfléchis nom de glas
ça a une certaine importance
« ce que je sais c’est qu’on les a
ça les gars, j’vous l’garantis,
mais bon sang c’est bizarre,
j’me rappelle plus où j’les ai mis »
c’est pas vrai Arthur

Et histoire de rigoler
l’camion on l’a chargé
avec des cageots vides
et nous voilà dans la brousse
un car de flics aux trousses
la suite ce fut rapide
ils ont vidé l’chargement
et n’ont rien trouvé dedans
ils nous ont pris nos papiers
alors on s’est retrouvé
entre deux gars musclés :
tu vas causer, ouais ?

Refrain
Arthur, où t’as mis les montres,
s’écriaient les inspecteurs
« Bah, j’sais plus où j’les ai foutues, les mecs »
Arthur réfléchis nom de glas
ça a une certaine importance
« ce que je sais c’est qu’on les a
ça les gars, j’vous l’garantis,
mais bon sang c’est bizarre,
j’me rappelle plus où j’les ai mis »
c’est pas vrai Arthur

Aucun de nous n’se rappelait plus
ce qu’on avait foutu de ce trésor de guerre
et le patronat furax
attrapait des attaques
à l’idée qu’il se perdre
ils ont fait venir un devin
qui lisait dans les mains
et même dans les oreilles
et ils ont enfin compris
que le stock de montres
était bien à l’abri.

Source: Chanson, ça rime pas toujours avec intoxication / recueil établi par les lycéens du journal « La Rougeole ». Lyon, Editions Fédérop, 1975 (Collection « Cent fleurs », 2), pp. 20-21.