Des guerres pas si froides

À l’échelle mondiale les activités militaires seraient responsables de 20 % des dégâts environnementaux. L’abolition de l’armée est plus que jamais nécessaire.

Soldat US en Irak

Le secteur de l’armement et les opérations militaires émettent beaucoup de gaz à effet de serre (GES). Vraiment beaucoup. Les chiffres réels sont extrêmement difficiles à obtenir, au nom du sacro-saint « secret-défense », mais les estimations récentes ne laissent planer aucun doute. Une étude scientifique britannique de 2019 a estimé que si l’armée étasunienne était un pays, elle se situerait au 47e rang des plus gros émetteurs de GES par sa simple consommation d’hydrocarbures, juste entre le Pérou et le Portugal. Des études similaires sur l’armée britannique ont dressé le même constat : elle émettrait plus de GES que 60 pays réunis.

Et si l’on prend en compte l’énergie nécessaire pour le transport et l’entretien, la destruction des déchets, ainsi que l’usage de mines, d’armes nucléaires ou chimiques, à l’échelle mondiale les activités militaires seraient responsables de 20 % des dégâts environnementaux causés par notre espèce. C’est considérable. À cela s’ajoute évidemment les dommages irréparables sur la santé des victimes de conflits et des militaires impliqués, les coûts financiers et environnementaux de la reconstruction post-conflit, les déplacements forcés de population, etc. Conséquences qui induisent elles aussi des émissions de GES et des dégradations environnementales et sociales difficiles à estimer mais très importantes.

Armée partout, pollution … nulle part ?

Depuis le Protocole de Kyoto, première convention internationale sur le climat signée en 1997, à la demande des États-Unis (qui ne ratifieront jamais le Protocole) les forces armées ont été exemptées de toute obligation de suivi et de publication de leurs émissions de GES. Il a fallu attendre 2015 et les accords de Paris pour combler ce vide juridique, du moins partiellement. En effet, les États signataires peuvent toujours décider de ne pas distinguer leurs données par secteur. Un rapport européen commandé par le groupe parlementaire de La Gauche en 2021 a montré que la France – pourtant le plus gros budget militaire européen – n’a jusqu’à présent publié aucun chiffre sur les émissions de ses forces armées. Et les émissions en dehors de leurs frontières, pourtant souvent le poste le plus important, ne font pas partie des Accords de Paris.

À ce manque cruel de données s’ajoute une autre zone d’ombre entretenue par le secret-défense : les besoins en matières premières. La « transition énergétique » envisagée par le capitalisme vert va nécessiter toujours plus d’extraction de matières premières et d’activité minière. Vous voulez des voitures électriques et maintenir le niveau actuel de consommation d’énergie ? Alors il faudra toujours plus de terres rares, de tungstène, de cobalt, etc. Sans entrer dans le débat sur les technologies «vertes», il faut souligner qu’une grande partie de la production de ces métaux (parfois la majorité, mais une fois de plus les données sont incomplètes) est destinée à l’industrie de l’armement.

Des armes qui tuent doublement

Alors que faire ? De nombreux états-majors ont annoncé vouloir développer les énergies renouvelables et les biocarburants, mais il y a fort à parier que les ratios resteront marginaux. Dans son rapport stratégique de 2021, le Ministère de la Défense britannique se contente de préciser que les forces armées se préparent à un réchauffement mondial situé entre 2 et 4°C. Un « réalisme » qui s’observe à l’échelle mondiale : les armées envisagent une augmentation de leur rôle (et budgets) dans la gestion des conflits liés au changement climatique, tout en étant un des principaux contributeurs. De quoi nous faire légitimement douter du sérieux des déclarations d’intention tous azimuts qui promettent un réchauffement climatique maintenu en dessous de 1,5 ou 2°C. 

La solution la plus simple et la plus efficace serait de réduire progressivement les budgets militaires, démanteler et recycler le matériel qui peut l’être et de stopper à terme la production d’armement et matériel militaire. Le mois dernier, lors d’une cérémonie en hommage aux victimes de la seconde guerre mondiale, le Pape François lui-même a appelé à mettre fin à la production d’armes.

Malheureusement, le message n’a été repris par aucun gouvernement. Il faut dire que le secteur de l’armement représente plus de 15 000 emplois en Suisse, 200 000 en France, et plus de 2 millions en Russie. Et les montants en jeu sont colossaux. Le récent choix du F-35A pour renouveler la flotte aérienne suisse confirme que la tendance n’est pas à la sobriété. Il est pourtant désormais évident que la catastrophe climatique ne pourra jamais être contenue si le chantage à l’emploi et les arguments financiers restent au premier plan. 

Quand nous avons aboli la peine de mort, nous avons mis des bourreaux au chômage. La prise de conscience des dégâts environnementaux colossaux engendrés par l’armée et l’industrie de l’armement est un argument supplémentaire pour leur abolition. Avec des millions de vies sauvées à la clef, et l’espoir d’un futur vivable pour les prochaines générations.

Pedro Splużjoni

RÉFÉRENCES/strong>

«US military is a bigger polluter than as many as 140 countries – shrinking this war machine is a must», The Conversation, 24.06.2019

«Hidden carbon costs of the “everywhere war”: Logistics,geopolitical ecology, and the carbon boot‐print of the USmilitary», Royal Geographical Society, 3.04.2019

«Pentagon fuel use, climate change, and the cost of war», Watson Institute, 13.11.2019

«The U.S. Military Loses Its Emissions Exemption in the Paris Climate Deal», The New Republic, 4.12.2015

«The impact of militaries on climate change», Birmingham University, 2021

Martial Mining: Resisting Extractivism and War Together, London Mining Network, 11.2020

«F-35: un calendrier compliqué par une initiative dilatoire», Centre patronal, 7.10.2021

«Une alliance de gauche lance une initiative contre les F-35», Le Temps, 31.08.2021

«F-35A specifications», US Air Force

«US Fighter Jets And Missiles Are In China’s Rare-Earth Firing Line», NDTV, 30.04.2019

«Skinning the F-35 fighter», Composites World, 19.10.2019

«Les armées se préoccupent-elles de leur empreinte environnementale?», RTS, 8.06.2019

«Existe-t-il un antagonisme entre défense et environnement? Eléments de réponse sur l’innovation environnementale dans la BIT», HAL Open Science, 2019

«The West’s armies are getting more serious about climate change», The Economist, 27.04.2021

«The EU military sector’s carbon footprint», Conflict and Environment Observatory, 23.02.2021

Climate Change and Sustainability Strategic Approach, UK Ministry of Defence, 26.03.2021

«Demandes d’expropriation du secteur de l’armement: des conditions équitables pour l’industrie suisse», USAM, 15.02.2016

«Russian Arms Sales and Defense Industry», Congessional Research Service, 14.10.2021

«Pope, at military cemetery, tells arms manufacturers: ‘Stop!’», Reuters, 2.11.2021

«Climate Change and the Responsibility of the Military», XPeace, 19.12.2019