Flexibilité, exploitation, NON!
Flexibilité, exploitation, NON!
Aujourd´hui, le capital reprend un combat séculaire pour accroître son contrôle sur le bien le plus précieux de milliards de femmes et d´hommes à l´échelle planétaire: LE TEMPS. Comme le notait déjà Karl Marx, «La société capitaliste achète le loisir d´une seule classe par la transformation de la vie entière des masses en temps de travail.»1
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Ce coup de force passe pourtant largement inaperçu. Il est déguisé sous des étiquettes aussi trompeuses que «modernisation», «aménagement» ou «individualisation» des horaires de travail. Il fait pourtant système avec les aspects les plus décriés de la mondialisation néolibérale: dette, ajustement structurel, réduction de la part des salaires et des dépenses publiques, privatisations, croissance des inégalités sociales, répression, militarisation, etc. Son enjeu essentiel: une nouvelle répartition de la richesse créée, plus favorable au capital.
Intensité, densité, flexibilité…
Le patronat n´est pas seulement intéressé par l´allongement de la durée du travail. Il est aussi concerné par l´augmentation de son intensité (rapidité d´exécution), de sa densité (réduction des temps improductifs) et de sa flexibilité (aménagement variable des horaires hebdomadaires, au plus près des besoins de l´entreprise; précarisation de l´emploi). Ces trois aspects font l´objet aujourd´hui d´une attention particulière de la part des stratèges de l´entreprise.
Depuis le milieu ou la fin des années 70, les patrons nord-américains et européen se sont montrés fascinés par le «toyotisme», comme sytème de gestion des «ressources humaines». Au coeur du modèle japonais: une économie des coûts par une intensification et une densification du travail, qui suppose un renforcement extrême de la surveillance (traçabilité) et de la soumission «volontaire» des salarié-e-s (auto-contrôle).2 Deux objectifs clés: accroître les rythmes de travail (au cours des années 90, le pourcentage des salarié-e-s soumis à des cadences élevées augmente) et faire tendre vers zéro le temps occupé improductif. En bref, le travail doit être le plus productif possible, 60 secondes par minute, 60 minutes par heure, et le plus d´heures possibles par jour…3
La semaine, cest fini
La flexibilité remet en cause les dispositions conquises durant les 25 années de croissance rapide et de «compromis social conflictuel» d´après-guerre, soit:
- La fixation par la loi de la durée maximale du travail à plein temps avec des marges de manoeuvre assurées par les heures supplémentaires et le chômage partiel.
- L´amélioration des dispositions légales par des conventions collectives par branche, principalement par la réduction de la semaine de travail et l´accroissement des congés payés.
- La réduction de la durée du travail perçue comme un progrès social: avec la croissance des salaires réels, elle assure un certain partage des gains de productivité entre capital et travail.
- Les horaires atypiques confinés dans des secteurs précis: «nécessités» techniques ou sociales pour le travail de nuit, représentation dominante du travail des femmes pour le temps partiel.
Le temps colonisé
Depuis la fin des années 70, le patronat a lancé une offensive de longue haleine pour reprendre totalement le contrôle du temps de travail, en déréglementant la journée, puis la semaine de travail: au cours des années 70-80, l´extension du travail de nuit (pour les femmes en particulier), en équipes et le week-end, ainsi que des heures supplémentaires, marquent une première étape; dans les années 90, l´annualisation du temps de travail et l´abandon du plafond des heures journalières rythment la seconde étape: elle vise à introduire des journées de 9 à 13 heures, ainsi qu´un horaire hebdomadaire variable, de 0 à 48 h., sur 0 à 6 jours (avec possibilités de dérogations pour le dimanche), selon les besoins de l´entreprise, réglés autour d´une moyenne annuelle, voire pluriannuelle; les PME (souvent sous-traitantes), soumises à des contraintes légales allégées, ouvrent la marche.4
Pietro Basso cite en exemple de l´application simultanée de l´ensemble de ces recettes à l´usine Fiat de Melfi (province de Potenza, sud de l´Italie), qui produit, en moyenne annuelle, 64,3 voitures par salarié-e, soit une productivité supérieure de 18% aux performences du reste du groupe.4
Un monde du travail plus flexible…Allemagne. En 1994, la nouvelle loi allemande sur le France. Dès 1995, 4 fédérations sur 5 (à l´exception de Etats-Unis. Au cours des années 80 et 90, on a observé Corée. La durée légale du travail y est encore de 44h. Sa |
En arrière toute!
Michel Husson a montré récemment, qu´en dépit de l´intensification, de la densification et de la flexibilisation du travail, de même que de la hausse du chômage, depuis le début des années 80, on avait observé un net ralentissement de la réduction du temps de travail en Europe. De surcroît, il faut l´attribuer de plus en plus (à 60%, pour les années 1987-1995, contre 30% pour 1979-1987) au développement du temps partiel plus ou moins contraint (10). A noter qu´il concerne avant tout les femmes (87% de ce type de postes en Allemagne, en 1995).11
Par ailleurs, l´intensification, la densification et la flexibilisation du travail ne se contentent pas d´aller de pair avec le ralentissement de la réduction du temps de travail annuel (ou son augmentation aux Etats-Unis). Ils se doublent d´une mise en cause de l´édifice légal et institutionnel qui codifie les conquêtes des salarié-e-s, depuis la fin du XIXe siècle: extension du travail des adolescent-e-s, dégradation de la qualité de l´instruction publique, augmentation de l´âge de la retraite et privatisation des systèmes de pension, multiplication des contrats précaires, de l´embauche au noir (en particulier des travailleurs/euses clandestins), mise en cause des protections légales contre les licenciements, péjoration des systèmes d´assurance maladie, chômage, etc…
Regagner le temps perdu
Face à ces évolutions, le mouvement syndical est apparu largement désarmé. La priorité -certes inégale donnée- à la réduction du temps de travail, en période de montée du chômage, les a souvent placé devant un dilemme: fallait-il échanger une réduction annuelle contre plus de flexibilité? De façon variée, telle a été la ligne adoptée par les principales organisations syndicales européennes depuis la fin des années 80, voire la première moitié des années 90. Certaines d´entre elles ont carrément fait de «nécessité» vertu, à l´exemple de la CFDT en France ou de l´USS en Suisse, défendant en leur nom une conception de l´aménagement du temps de travail «compatible avec les exigences de la compétitivité».12
En réalité, il n´est pas concevable de s´opposer à la flexibilisation du temps de travail sans dénoncer l´ordre économique et social qui la sous-tend, sans dire non et résister aux exigences du capitalisme réellement existant, sans défendre bec et ongles les intérêts des salarié/es, en organisant leur solidarité active sur les lieux de travail et au-delà. A l´inverse, l´acceptation de la flexploitation – plus ou moins aménagée -conduit à un affaiblissement cumulatif de la capacité d´action des travailleurs/euses, de plus en plus isolés et précarisés.13
Un autre monde est possible! Certes. Mais il ne naîtra pas sans une opposition radicale, déterminée et massive aux solutions des maîtres de ce monde. Plus que jamais, il paraît indispensable de relancer un mouvement européen pour la réduction de lhoraire hebdomadaire, sans réduction de salaire et avec embauche compensatoire. En abandonnant la lutte pour la réduction de l´horaire journalier et hebdomadaire, en soutenant l´annualisation du temps de travail, l´USS pensait peut-être s´attirer les bonnes grâces des entrepreneurs «modernistes». Il n´en est rien. Les patrons dénoncent la «semaine de 36h.» (qui ne figure pas dans l´initiative) comme un diktat syndical d´un autre âge. En réalité, ils se réjouissent du ralliement de l´USS et du PSS à l´annualisation. De là à faire la moindre concession à des partenaires aussi flexibles…
Jean BATOU
- Le Capital, livre 1, section 5, chap. 17, § 4, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1969, p. 380.
- Thomas Coutrot, «Enrayer les rouages de la précarité: pour une sécurité sociale de l´emploi», Critique Communiste, octobre 2001.
- Taiichi Ohno, L´esprit Toyota, Paris, Masson, 1989. A propos de l´augmentation des cadences en Europe, voir Santé et travail, septembre-octobre 1996.
- Cf. directive de la Commission Delors du 23 novembre 1993.
- Lonnie Golden, «Flexible Work Schedules: What Are We Trading Off to Get Them», Monthly Labor Review, mars 2001.
- Lee Jeong-il, «Vers la semaine de 40 heures», Le Courrier de la Corée, 28 octobre 2000.
- Cité par P. Basso, «Mondialisation et temps de travail», Réseau «raison d´agir sur le lieu de travail» dossier 2, Lausanne, novembre 1999, p. 12. Voir aussi, du même auteur, Tempi moderni, orari antichi. «L´orario di lavoro a fine secolo», Milan, Franco Angeli, 1998.
- Odile Chagny, «Réduction et flexibilité du temps de travail en Allemagne», Revue de l´OFCE, n° 67, octobre 1998, p. 235.
- P. Basso, op. cit.
- Michel Husson, «Le ralentissement de la réduction du temps de travail en Europe», Chronique internationale de l´IRES, n° 54, janvier 2001.
- Odile Chagny, op. cit. Voir aussi pour la France.
- Jacques Freyssinet, «Les négociations sur la flexibilité du temps de travail en Europe occidentale», Chronique internationale de l´IRES, n° 54, janvier 2001.
- Pierre Bourdieu, «La précarité est aujourd´hui partout», Les Inrockuptibles, 1er avril 1998.