Portraits des Smood

«En Suisse, être syndiquée c’est quasi avoir la peste»

La grève contre Smood a été une bataille exemplaire de lutte pour les droits des travailleurs·euses en Suisse. Nous entamons une série de portraits de cinq participant·e·s à cette mobilisation historique pour qu’ils·elles témoignent de leur expérience.
Elif * (prénom d’emprunt) est une travailleuse d’origine belgo-turque, âgée de 37 ans qui cumule plusieurs emplois en Suisse depuis deux ans et demi afin de subvenir à ses besoins.
Elif a participé activement à la grève contre Smood dès ses débuts au mois de novembre, dans la première ville qui s’est mise en grève – Yverdon. 

Rassemblement des grévistes de Smood
2 novembre 2021, le début du mouvement à Yverdon

Elif, tu es en Suisse depuis bientôt trois ans, peux-tu nous dire comment tu es arrivée chez Smood en tant que livreuse ?

J’ai atterri par l’intermédiaire d’une entreprise française qui engageait dans la restauration pour la Suisse, et puis la vie m’a amené à travailler dans d’autres restaurants dont j’ai eu un licenciement qui n’était pas très justifié et qui m’a obligé à chercher du travail et c’est comme ça que j’ai trouvé Smood.  En Belgique je suis diplômée en gestion des Ressources Humaines et en éducatrice spécialisée. J’ai aussi une formation d’hôtesse de l’air. J’ai plusieurs cartes en poche. mais en Suisse pour faire valoir ces diplômes, la procédure est très longue et couteuse et je n’ai pas le temps ni les moyens. Donc je me retrouve à faire des boulots qui ne sont pas, à la base, dans mes cordes. Je suis tombée par hasard chez Smood du fait que je ne peux pas faire valoir mes diplômes ici, je suis obligée d’accepter.

En Belgique tu étais syndiquée. Quelles sont tes expériences de luttes au travail là-bas ?Quelle différence avec le syndicalisme suisse ?

La première grosse différence c’est que le syndicat en Belgique c’est quasi obligatoire. La caisse de chômage est liée au syndicat, est créée par le syndicat donc du coup forcément quand on rentre dans le marché du travail, on s’inscrit dans un syndicat. C’est inné, ça se fait automatiquement, on ne se pose pas la question, tout le monde est syndiqué. Il n’y a pas de stress à le dire parce que c’est comme ça et que les patrons sont au courant. Ici en Suisse, je me suis rendu compte qu’être syndiquée c’est quasi avoir la peste, c’est vraiment ça. On te regarde avec un œil alors que c’est un droit légitime. Et je trouve que les patrons devraient plus s’y faire. 

Concernant la lutte, personnellement je n’en ai pas eu en Belgique. Je n’ai pas eu de problèmes ni des soucis avec un patron, même si j’ai eu 2-3 conflits mais ça a été vite réglé entre nous… Les patrons n’aiment pas aller trop loin en Belgique car ils savent que le syndicat est derrière et qu’ils ne vont pas forcément avoir le gain de cause. Par contre, là où j’ai vu des luttes en Belgique, c’est via Carrefour Belgium, ma maman travaille chez Carrefour, ça fait 37 ans. Carrefour donc les grands magasins et grand groupe qui fermaient les magasins alors qu’ils étaient en positif. Il y a eu grève pendant longtemps donc j’ai vécu la grève en Belgique à travers ma maman. Ma maman n’avait aucune crainte car elle était syndiquée et car elle faisait partie des anciens contrats qu’ils ne pouvaient pas modifier. Par contre tous les jeunes qui venaient d’entrer, et qui avaient des nouveaux contrats, on les licenciait abusivement.

Ta mère et son expérience de grève ont été une ressource pour toi lors de la Grève chez Smood ?

Bien sûr, ma maman s’est intéressée comme elle l’a vécue aussi, elle sait ce que c’est une grève et que c’est dur, qu’il ne faut pas lâcher prise et qu’il faut avoir le moral. Et finalement à leur grève chez Carrefour, ils ont eu gain de cause. Le groupe a modifié son plan de restructuration, mais c’est national ! C’est vraiment des procédures nationales et c’est tous les syndicats qui s’y mettent, les rouges, les verts et les neutres. Donc ils se mettent ensemble contre le Carrefour.

À ce sujet, ici tu as vécu la bagarre syndicale Unia-Syndicom au début du conflit Smood. Qu’est-que t’en penses ?

Je trouve ça triste. Parce que pour moi un syndicat qu’il soit vert, rouge ou bleu, il est là pour le bien-être des travailleurs et pour les protéger face à l’injustice patronale. Donc j’aurai préféré que Syndicom, Unia et d’autres se mettent ensemble, face à Smood. L’union fait la force.

Que représente pour toi le mouvement Smood auquel t’as activement participé et que t’as porté avec d’autres camarades, en termes de dynamique collective et création d’un collectif de lutte ?

Cela crée des liens, forcément, cela crée une équipe. Comme tu dis, auparavant c’était chaque individu pour soi, alors que là on a créé un groupe qui a lutté. Si cela tenait à moi, on continuait la lutte jusqu’au bout. A mon sens, la seule façon de faire plier un patron c’est de faire grève. Donc c’était bien mais c’est dommage qu’à la fin, on s’est essoufflé  à partir du moment où on s’est rendu compte que la justice n’était pas forcément juste. Je pense que ça a été le déclic chez certains qui sont retournés au travail. A ce moment précis, on a perdu l’espoir d’avoir quelque chose de correct. C’est clair qu’on finira par obtenir quelque chose, mais quand ? Comment ? Le fait que la justice prenne comme ça le temps, ça laisse penser que finalement c’est peine perdue. »

Au début de la grève, comment as-tu vécu son élargissement progressif d’une ville à l’autre ?

Ça me donnait de l’espoir parce que ça faisait penser justement aux grèves que j’ai vécues en Belgique avec ma maman. Ça a commencé par une ville puis ça a pris une ampleur nationale. J’ai cru vraiment qu’on allait vers un projet national. Donc ça a été triste de ne pas pouvoir arriver à ça et honnêtement, je te l’ai dit depuis le début, ou même encore quand on a discuté de nos actions à refaire, j’étais pour refaire une grève, peut-être dans d’autres circonstances et autrement, mais repartir en grève. Ne pas travailler quoi. Pour moi c’est le seul outil qui permet aux travailleurs de faire pression sur l’entreprise.

Oui et Smood disait que le fait d’avoir fait grève, cela ne les a pas financièrement touchés…

Oui parce qu’il a engagé un tas des gens à la place, alors qu’il n’a pas droit légalement. Tu le sais mieux que moi mais je trouve que c’est limite. Mais je trouve qu’ici en Suisse on n’a pas cette philosophie, cette façon de voir les choses. En Suisse on ne se met pas trop à dos le patron en fait. C’est différent de la mentalité belge ou française qui est combative, qui part en grève pour un oui ou pour un non.

Qu’est-ce qui t’as marqué le plus dans cette grève et que tu garderas comme souvenirs ?

Ce que j’ai envie de garder de cette histoire c’est vraiment l’union qu’on a eu au début. C’est la cohésion, le fait de se retrouver ensemble, de vouloir faire changer les choses. Je pense que le groupe le plus soudé ça a été quand même celui d’Yverdon. Cela a démarré depuis Yverdon et selon moi le groupe qui a tenu le plus c’est Yverdon. Ce qui est triste c’est qu’on s’est essoufflé.

Avez-vous encore un groupe Smood entre les collègues ?

On a un groupe WhatsApp où on se partage des choses. Ça a repris son cours, aujourd’hui on se re-partage des livraisons alors, et non plus la lutte. Moi je ne regarde même plus parce que ça me dégoute. Ce n’est pas les collègues qui me dégoutent, ils doivent travailler, ils doivent gagner leur vie et c’est tout à fait normal. Mais ça me dégoute sur le point quand on rentre en action, je pense qu’il faut aller jusqu’au bout, je ne sais pas, c’est peut-être mon caractère. 

Selon toi est-ce que le licenciement de plusieurs collègues a changé la dynamique du groupe ?

Je pense que ça a fait surtout peur à d’autres qui n’avaient pas pour option de perdre cet emploi. Cela les a freinés dans leur élan. Je peux comprendre les gens, comme je t’ai dit, ils n’ont pas l’option de le perdre, moi j’étais déjà moins touchée par cette grève car j’avais mon job à côté que j’ai toujours. Moi je faisais Smood en plus donc pour moi si ce n’est pas ça, c’est autre chose, je n’avais donc pas de crainte de perdre cet emploi. Mais ceux qui n’ont que ça pour vivre, je peux comprendre que ça les freine oui. C’est ça qui a joué un rôle important aussi dans l’affaiblissement de la dynamique de lutte.

Smood était une source importante de revenu pour plein de gens alors que dans les médias on présente souvent le travail de plateformes comme composé majoritairement par les étudiants. 

On ne se rend pas compte mais il y en a plein pour qui Smood est une première source de revenu. C’est rare les jeunes étudiant·e·s. Quand tu regardes les groupes qu’on a eu en grève, c’est surtout les gens qui vivaient de ça. Parce que les étudiant·e·s, qu’ils fassent Smood ou café du coin, c’est égal. Mais ceux qui ont fait grève c’est des gens qui vivaient de Smood, qui n’avaient que Smood pour vivre. Finalement c’est un job d’un tas de personnes qui n’avaient trouvé que ce job pour l’instant et qui vivent de ça.

Comment juges-tu l’apport du syndicat dans cette lutte ?

Je n’ai pas de critiques à faire envers le syndicat, vous avez mené une dynamique positive, notamment toi, vous avez mené ça bien, vous avez essayé de le faire correctement et en sorte de nous soutenir. La seule chose qui me désole un peu, c’est qu’on n’est pas réparti en grève. Quitte à répartir en grève face au jugement. C’est clair qu’on ne peut pas être au-dessus des lois, je conçois bien les choses, mais quand même… Dans l’histoire où je reviens sur Carrefour Belgium et travailleurs, l’Etat était au départ OK avec le Carrefour mais à force de voir que cela a pris une ampleur nationale, que tous les syndicats ont rejoint la lutte, l’Etat a changé d’avis. Suite au rapport de force, l’Etat a tourné sa veste et a forcé le Carrefour à faire les choses autrement, alors qu’au départ, cela apportait des sous à l’Etat donc forcément ils étaient d’accord avec le Carrefour. La dynamique nationale a tout renversé ! Pour Smood, moi je pense finalement que ça a pris un peu trop de temps à partir un peu dans tous les cantons.

Comment vois-tu la suite ? Il ne suffit peut-être pas d’une grève pour plier Smood mais quelles perspectives vois-tu dans l’avenir sur la question des plateformes en Suisse ?

Moi je pense qu’il faut d’une part créer une plateforme, par exemple des restaurants, qui aide les travailleurs à se plaindre de ce genre d’endroits et de dénoncer. Je pense qu’Unia, (enfin légalement parlant je ne sais pas comment on peut ficeler cela) mais qu’Unia puisse faire pression sur ce genre de plateformes, via cette liste noire et dénonciations des travailleur·euse·s. D’autre part, avoir un lien direct avec l’Etat pour transmettre les plaintes qu’on reçoit et mettre la pression, non pas sur un employeur mais sur une commission paritaire qui engendrait l’obligation à tous les employeur·euse·s de s’y conformer. Ça pourrait exister et créer une collaboration directe avec l’Etat pour ce genre de choses. 

 Je pense qu’il y a un tas de gens qui sont désespérés et qui aimeraient être entendus, c’est important. »

Aujourd’hui, après des mois de luttes, t’as décidé de tourner la page sur Smood. Comment cela se fait ?

Comme je t’ai dit, je n’ai plus envie de payer pour travailler. De toute manière c’était un job accessoire pour moi et Smood ne m’a pas apporté, il m’a surtout coûté. Le seul truc qui était positif c’est qu’on était soutenu, financièrement et moralement par Unia. Parce que ça c’est important et par rapport en Belgique, la caisse de grève est mieux organisée ici. Là-bas ça existe mais c’est tellement dérisoire alors qu’ici on a été soutenu correctement, même si ce n’était pas équivalent au salaire. On ne peut pas cracher sur ce qu’Unia a fait, je ne trouverai pas correct. Mais donc désormais je me tourne vers des nouveaux horizons, on verra, peut-être bosser pour Unia, qui sait (rires) !

Propos recueillis par Tamara Knežević