Guerre en Ukraine
La Suisse, ses banques et les sanctions
Contrairement à ce que d’aucun·e·s ont un peu vite affirmé, ce n’est pas la première fois que la Suisse applique des sanctions internationales. Elle l’a déjà fait dans le cadre d’une politique de neutralité changeante, plus opportuniste qu’étroite.
Ce que les décisions récentes la Suisse ont de nouveau, c’est de suivre des sanctions préconisées par l’Union européenne et non pas par une instance mondiale comme l’ONU ou son ancêtre, la Société des nations. Les sanctions prises par la Confédération occupent une ordonnance de près de quarante pages. De multiples produits et services y sont listés. Mais pas – et c’est heureux – les produits alimentaires et les médicaments. Ce qui évite, au moins dans un premier temps, à la population russe d’être frappée de plein fouet, au niveau de sa survie, par les sanctions occidentales.
Cachottières, les banques et la finance !
Pour l’instant, relevons une anomalie : une bonne partie des mesures concrètes concernant les banques et la finance sont énumérées dans des annexes à l’ordonnance ; censées pouvoir être consultées sur le site du Secrétariat d’État à l’économie (ce qui n’est pas le cas), elles ne seront pas publiées dans les recueils officiels. Par souci de sécurité et pour ne pas mettre la puce à l’oreille des oligarques russes et de leurs armées d’avocats ? Peut-être. Mais les éléments suivants empêchent d’adhérer pleinement à cette thèse du « secret défense » :
Historiquement, que ce soit lors de l’affaire des fonds en déshérence (1995) ou encore avant, lors du gel des avoirs allemands à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les banques suisses ont fait preuve d’une capacité à traîner les pieds sidérante.
La législation suisse concernant les activités bancaires et financières comporte suffisamment de trous, pour ne pas dire de failles, pour faciliter le travail des avocats des oligarques. Les Panama Papers et les Swiss Papers l’ont bien montré. Par exemple, en ce qui concerne le blanchiment d’argent, avocats, conseillers fiscaux et autres intermédiaires financiers pratiquent désormais l’autocontrôle. Défense de rire…
En matière de fonds russes, l’agence Reuters a levé un joli lièvre début mars. La place financière de Dubaï avait en effet reçu de nombreuses demandes de vente de bitcoins, pour des montants inhabituellement élevés (aucune inférieure à deux milliards de dollars). Dubaï est une des places refuges pour les oligarques russes et ces demandes, faites par des clients russes, passaient toutes par des intermédiaires suisses.
Par ailleurs, plusieurs articles dans la presse alémanique mettent en évidence les lenteurs, pour ne pas dire plus, des autorités fiscales en matière de recherche des fonds et avoirs des oligarques. De son côté, le Conseil fédéral fait reposer cette recherche sur les démarches spontanées des personnes et des entreprises. Aucune trace d’une recherche active.
Ainsi rassurés sur le sort des milliardaires russes – dont les avoirs sont, notons-le, gelés et non pas confisqués ou expropriés – voyons de plus près les effets des sanctions.
Les sanctions, une arme à forte dispersion
Les sanctions ont rarement atteint leur but officiel qui était de provoquer la chute du régime en place. Les récents exemples de l’Irak après la guerre de 1990 et de l’Iran depuis 1979 ont suffisamment montré que ce sont les peuples qui souffrent et non pas leurs dirigeant·e·s qui déguerpissent. En Irak, les bombardements puis la malnutrition et la pénurie de médicaments ont entraîné en une décennie la mort de 350 000 enfants. En Iran, être atteint·e aujourd’hui d’un cancer signifie dans la plupart des cas être condamné·e à mort, faute de traitements et de médicaments disponibles.
En Russie, les sanctions ont déjà provoqué la chute du rouble, qui s’échange aujourd’hui contre le dollar à un taux cinq fois plus élevé qu’il y a vingt ans. La Banque centrale de Russie a propulsé son taux directeur (loyer de l’argent emprunté) à 20 %, représentant un vrai risque inflationniste. Or, dans un pays où les revenus stagnent depuis 2014 (annexion de la Crimée), les difficultés matérielles pour de larges couches de la population vont s’accroître notablement.
À nos yeux, le but des sanctions est triple : pourrir la vie des soutiens de Poutine, détruire le « pouvoir de conviction » (soft power) du régime à l’extérieur et ruiner sa prétention, interne, d’avoir ramené l’ordre et la prospérité dans le pays après la décennie Eltsine. Mais il ne s’agit pas d’affamer le peuple russe et de priver tout le pays de soins médicaux, pour le « punir » de n’avoir pas su empêcher l’invasion de l’Ukraine.
La lucidité sur ces sanctions et certains de leurs effets ne doit toutefois pas nous empêcher de dénoncer leur très lente application, leur efficacité réduite et leur mise en œuvre à contrecœur par les autorités et nos cupides dirigeant·e·s du secteur bancaire et financier, bien plus préoccupé·e·s par leurs marges de profit que par le sort du peuple ukrainien.
Daniel Süri