Une nouvelle CIA woke?
Sommes-nous à une rave ou devant le quartier général de la Central Intelligence Agency (CIA) ? Le nouveau site internet de la célèbre agence de renseignement étasunienne laisse planer le doute et s’inscrit dans une opération plus large de communication.
Lancé en juin de l’année 2021, le nouveau site internet de la CIA – CIA.gov – avait provoqué de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux en raison de son identité visuelle surprenante. Avec son esthétique minimale sur fond noir, les codes de la nouvelle plateforme font référence à des univers à priori bien lointains de l’agence étasunienne. La police d’écriture se rapproche de celles utilisées par les labels de musique alternatifs ou les agences de design. Les visuels, dont les formes géométriques en ondulations ou en nuages visent à évoquer les enregistrements de données et de son, paraissent sortis du programme d’un festival de musique électronique.
Des internautes ont comparé les images au travail de l’artiste Peter Saville, créateur de la plus connue des pochettes du groupe Joy Division.
Ce changement d’image, moqué et critiqué sur twitter comme peu crédible, fait cependant partie d’une stratégie bien précise. Comme le déclarait une porte-parole de la CIA, Nicole de Haay, au New York Times : « nous voulons attirer l’attention de nouveaux candidats et candidates en proposant une expérience moderne et à laquelle il est possible de s’identifier ». C’est que l’agence a pour l’instant une réalité bien différente : selon un rapport de 2019, la CIA comptait avec 26,5 % l’un des plus bas taux d’employé·e·x·s racisé·e·x·s ou issu·e·x·s de minorités ethniques du Gouvernement fédéral étasunien. Un taux qui baisse encore si l’on considère les degrés les plus élevés de la hiérarchie. Pour des vétéran·e·x·s de l’agence, interrogé·e·x·s par la chaîne ABC News, l’intérêt serait aussi stratégique : une plus grande diversité de profils permettrait de comprendre plus finement les diverses situations et contextes culturels dans lesquels la CIA intervient.
Pinkwashing et waterboarding
La transformation du site web s’inscrit ainsi dans une campagne de communication globale : depuis 2018, l’agence a pour la première fois de son histoire une femme à sa tête, Gina Haspel. Autre nouveauté, la CIA a désormais un compte Instagram. Comme sur le site, la volonté de présenter une diversité maximale de profils y est évidente. Aussi présente sur Youtube, l’agence a publié une série de vidéos de recrutement avec le même but, Humans of CIA. À travers ces portraits, nous découvrons des employé·e·x·s issus de différentes minorités, dont les profils sont censés avoir été un atout pour rejoindre la CIA puis pour y travailler. Ainsi, l’une de ces vidéos présente le parcours d’une officière latina, Mija, qui se décrit comme une « millenial cisgenre intersectionnelle » et porte durant toute la suite de séquences un t-shirt orné du symbole féministe avec un poing levé en son centre. La vidéo avait eu un large écho, raillée à la fois par des commentateurs et commentatrices de gauche et de droite pour sa récupération de codes décrits comme woke (terme qui décrit le fait de prendre conscience et se préoccuper des inégalités sociales, souvent utilisé de façon péjorative).
L’ironie de la situation a été parfaitement exprimée par la professeure assistante d’histoire de l’University of Massachusetts Amherst, Asheesh Kapur Siddique : « Je me réjouis de la prochaine vidéo de la CIA, qui expliquera comment la ‹ technique d’interrogatoire renforcée › est en fait super woke ». La technique à laquelle fait référence la chercheuse est un type de torture utilisé par la CIA à la suite des attentats du 11 septembre 2001.
Avant-gardisme impérialiste
L’utilisation de codes esthétiques dans un but stratégique n’est pas un phénomène nouveau pour l’agence. Durant la Guerre froide, la CIA soutenait l’art d’avant-garde étasunien, afin d’assurer au pays la représentation de garant d’une culture libre, en créant une opposition avec l’art réaliste-socialiste du bloc soviétique.
Les campagnes récentes de la CIA font écho à celle de l’Armée étasunienne, également diffusée en 2021 et titrée The Calling. Reprenant les codes des films d’animation, une série de vidéos de recrutement représentaient des membres de l’armée issu·e·x·s de différents groupes minoritaires, y compris une famille LGBTIQA+.
Nous le savons, la misère créée par la Central Intelligence Agency ou les Forces armées des États-Unis à travers le monde ne sera pas réduite par une plus grande diversité en leur sein. Pour contrer ces larges campagnes de communication, il est d’autant plus nécessaire de continuer à rappeler quelles sont les véritables pratiques de ces institutions.
Marie Jolliet