Les enjeux de la réduction du temps de travail

La légende d’une photo illustrant une enquête de 24 Heures sur la semaine de 4 jours, publiée le 22 février annonçait : « La Suisse se dirige vers une plus grande flexibilisation des horaires, du temps et du lieu de travail. Pas vers la semaine de 4 jours payée à 100 %. » Voilà qui situe bien les enjeux de la réduction du temps de travail dans la période actuelle.

Deux femmes abattent un sablier lors d'une action en faveur de la réduction du temps de travail
La Grève pour l’Avenir a organisé une mobilisation nationale pour la réduction du temps de travail le 9 avril 2022. Abattage d’un sablier à Neuchâtel.

Le point de départ de l’article cité ci-dessus était le passage à la semaine de 4 jours payée 5 dans une librairie genevoise. Une réduction du temps de travail sans diminution de salaire. L’horreur absolue pour deux des interviewés, le directeur du Centre patronal vaudois, Christophe Reymond (« La quantité de travail n’est pas un gâteau que l’on peut partager en tranches ») et un « expert » en ressources humaines, Alain Salamin, reprenant le discours patronal et acceptant uniquement la répartition de 40 heures sur 4 jours au lieu de 5 ou alors la diminution de 20 % du salaire.

En freinant des quatre fers ou en détournant la revendication, Reymond et Salamin ne font que souligner l’importance centrale de la bataille autour de la réduction du temps de travail. Deux siècles d’histoire sociale montrent qu’elle est « un axe majeur et permanent de la revendication ouvrière et plus généralement salariale » comme le dit l’économiste Jean-Marie Harribey. À cela deux raisons au moins : d’une part, il s’agit d’un acte d’auto­défense collective contre les effets les plus brutaux de l’exploitation capitaliste ; d’autre part, il y a dans la réduction du temps de travail un potentiel de mise en cause du pouvoir patronal sur l’intensité et la densité du travail, sur son organisation aussi, qui lui donne une coloration anticapitaliste que d’autres revendications traditionnelles du mouvement ouvrier n’ont pas.

Pénibilité du travail et chômage

L’épuisement professionnel (le burn-out) est venu aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, remplacer en bonne partie l’épuisement physique qui guette, par exemple, les travailleurs et les travailleuses des industries extractives ou de la construction. En Suisse, environ un cinquième de la population active juge être la plupart du temps ou toujours stressé à son travail, ce qui représente environ 1 million de personnes ! Le personnel de santé en sait quelque chose, le Covid n’ayant servi que d’accélérateur puissant de la dégradation de ses conditions de travail. La réduction du temps de travail avec embauche correspondante dans ce secteur serait un soulagement immédiat. Voilà la première raison de la nécessité de la réduction du temps de travail : réduire le poids des contraintes excessives du travail quotidien.

La deuxième raison du succès de la revendication est qu’elle permet de répondre au problème récurrent du chômage dans le capitalisme. Travailler moins, mais travailler toutes et tous, sans diminution de salaire, cette réponse reste au cœur de la lutte contre le chômage, dans sa forme classique, comme dans sa forme dissimulée de sous-emploi, représentée par le travail partiel contraint. Cette forme touche particulièrement les femmes salariées, qui prennent un temps partiel par manque d’infrastructure comme les crèches, les garderies ou parce que la prise en charge des personnes dépendantes est insuffisante. En ce sens, la réduction du temps de travail est aussi une revendication féministe. Mais attention : l’effet sur l’emploi n’est obtenu que si la réduction du temps de travail n’est pas étalée dans le temps et que les embauches sont bien réelles. De même, si l’État intervient pour aider les entreprises, comme ce fut le cas lors de l’introduction des 35 heures en France en 1998 et 2000, l’embauche correspondante obtenue et moindre. Notons tout de même que les 35 heures ont permis la création de 350 000 emplois à cette époque.  

À qui reviennent les gains de productivité ?

Si les patrons réagissent comme des gazelles effarouchées à la moindre mention d’une réduction du temps de travail sans diminution de salaire et avec embauche correspondante, c’est parce qu’ils savent bien qu’ainsi les salarié·e·s mettent la main sur une partie du magot qu’ils réservent d’habitude à leurs actionnaires. 

La réduction du temps de travail touche au plus profond de la répartition entre salaires et profits. Ces derniers se nourrissent des gains de productivité recherchés par le capitalisme. Selon les chiffres de la statistique fédérale, « La productivité nationale du travail a progressé en moyenne réelle de 1,2 % par année pendant la période 1991–2020 », soit une progression de plus de 40 points durant cette période. L’évolution des salaires réels se situant nettement en dessous, étant même négative en 2017 et 2018, la différence a fait la joie des détenteurs de capitaux. 

Pour que les gains de productivité reviennent aux salarié·e·s lors de la réduction du temps de travail, il faut maintenir le salaire et éviter une intensification des rythmes de travail par un contrôle et une embauche correspondante. Qui peut donc vérifier cela, sinon les premiers et les premières concerné·e·s ? Soit les travailleurs et les travailleuses des entreprises, qui exerceront ainsi un embryon de contrôle ouvrier sur la production. Se dessine alors la double perspective d’une émancipation du travail – par la réduction du temps nécessaire au travail contraint – et d’une émancipation par le travail, à travers le contrôle de la production, de son organisation, la baisse de la pénibilité relative et la résorption des emplois précaires.

Travailler moins et produire moins, mais mieux

La crise climatique a fourni une dimension supplémentaire à cette réduction du temps de travail comme nous la concevons. On ne saurait réduire massivement le recours aux énergies fossiles tout en continuant à produire comme par le passé. Production et transports doivent être revus de fond en comble. Cela d’autant plus que la lutte contre le réchauffement climatique passe nécessairement par des investissements massifs dans certains secteurs (les transports décarbonés et leurs infrastructures, p. ex.) consommateurs, dans un premier temps en tout cas, d’énergies supplémentaires. Paradoxalement, pour ne plus consommer d’énergies fossiles, il faudra d’abord dépenser de l’énergie. D’autres secteurs devront donc nécessairement décroître.

La réduction du temps de travail permet ici tout simplement de produire moins, de transporter moins, de répartir le travail restant et de partager plus. Produire moins, c’est aussi consommer moins, la production définissant le plus souvent la consommation ; les astuces du marketing supposent toujours un produit préexistant à faire consommer. Comme le notait déjà Marx : « Ce n’est pas seulement l’objet de consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production et ceci non seulement de manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur […] La production ne fournit pas seulement un matériau au besoin, elle fournit aussi un besoin à ce matériau. » (Karl Marx, Manuscrits de 1857-1859. « Grundrisse », t. 1, p. 26).

En revendiquant une réduction radicale du temps de travail, et donc une augmentation importante du temps libre, nous indiquons aussi aux classes populaires le biais par lequel échapper « aux besoins aliénés, aux désirs consuméristes démesurés qui servent en fait de compensation misérable pour une existence sociale misérable », selon l’expression de l’écosocialiste Daniel Tanuro. Lorsque nous travaillerons 20 heures par semaine, nous aurons certainement d’autres envies et projets que de consommer à tout vent. 

Daniel Süri

Les mécomptes de la Grève du climat

Sur le site de la Grève du climat, on trouve une solution étonnante, la réduction du temps de travail « autofinancée ». S’appuyant sur des propositions d’une équipe de chercheurs et chercheuses de l’Université de Berne, elle défend l’idée d’une réduction du temps de travail financée… par les salarié·e·s eux-mêmes, le capital n’étant concerné que par un impôt supplémentaire, en option. Certes, bas et moyens salaires resteraient inchangés, mais au-delà, la réduction du temps de travail serait partiellement ou totalement compensée par une perte de salaire. La limite a été fixée à un « revenu équivalent de ménage » (notion fiscale zurichoise) de 100 000 francs par an. Cette solution pose problème par principe : faire payer une partie des salarié·e·s pour améliorer le sort des autres, c’est créer un précédent qui sera ensuite réutilisé par le patronat pour toutes les autres réformes demandées. Ce qui aura pour effet de tirer les salaires vers le bas.

De plus, le chiffrage d’ensemble n’est pas établi, ce qui fait que l’on ne sait pas s’il y aurait suffisamment de réduction des hauts salaires pour maintenir le salaire complet des autres. Les entreprises seront-elles convaincues par les arguments sur la satisfaction personnelle décroissante des hauts salaires ? À voir les salaires de leur PDG, on peut en douter. On ne sait pas non plus si elles partageront les objectifs de la diminution personnelle des émissions de CO₂. Mais on peut parier que le principe du financement de la réduction du temps de travail par les salarié·e·s les ravira. DS 

« De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent naturellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constitue toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » 

Karl Marx, Le Capital, Livre troisième, tome III, Ed. sociales, pp. 198 – 199).