Ukraine

Débats et défis pour la gauche face à l’invasion de l’Ukraine

L’invasion impérialiste par l’État russe continue de mobiliser la solidarité avec la population ukrainienne à travers l’Europe. Au sein des divers courants de gauche, un débat continue cependant sur les approches et les actions à entreprendre dans le cadre de cette solidarité. Cet entretien avec Miguel Urbán, député européen d’Anticapitalistas et membre du groupe parlementaire de la Gauche européenne, contribue au débat. 

Mario Draghi, Jens Stoltenberg, Boris Johnson, Charles Michel, Olaf Schulz, Emmanuel Macron, Ursula von der Leyen et Justin Trudeau
Mario Draghi, Jens Stoltenberg (secrétaire général de l’OTAN), Boris Johnson, Charles Michel, Olaf Schulz, Emmanuel Macron, Ursula von der Leyen et Justin Trudeau en aparté lors du Sommet OTAN-G7, Bruxelles, 24 mars 2022.

L’invasion russe de l’Ukraine suscite de nombreux débats, y compris à gauche. Quelles sont les conséquences à moyen terme ?

Il est important de caractériser un conflit qui se déroule à plusieurs niveaux et d’éviter les simplifications. Il s’agit avant tout d’une agression impérialiste de Poutine contre l’Ukraine. Mais elle se déroule sur fond de guerre civile au sein du pays depuis 2014. À son tour, l’invasion est utilisée par d’autres acteurs pour approfondir un affrontement interimpérialiste qui fait de l’Ukraine le théâtre d’une guerre par procuration. Il s’agit de trois types de conflits différents qui se complètent à certains égards, mais qui exigent des niveaux d’analyse et des réponses différentes de la part de la gauche. 

En Ukraine, il y a un affrontement entre puissances, une lutte de libération nationale et une guerre interne. Et je pense qu’une grande partie de nos discussions provient précisément d’un problème de « caractérisation d’exclusion », comme s’il fallait choisir entre ces dimensions.

Une guerre est aussi un tournant conservateur de l’échiquier politique. Face à l’urgence, les priorités sont réalignées. Face à l’envahisseur, les alliances se modifient. L’environnement de la guerre est propice aux tournants nationalistes et réactionnaires, ainsi qu’aux extrémismes autoritaires de tous bords. L’« ennemi extérieur » estompe les antagonismes internes et favorise la cohésion nationale. Cela se produit également dans l’UE, qui apparaît soudainement comme un « nous » menacé, cohérent et uni contre la figure de Poutine. Un climat maccarthyste se développe à Bruxelles, qui censure et pénalise toute prise de position critique sur le rôle de l’Europe dans l’escalade de la guerre.

S’agissant précisément de l’Europe, comment la guerre en Ukraine s’inscrit-elle dans le moment politique et économique de l’UE de « reprise post-pandémique » ?

Dans le capitalisme, les guerres ont toujours fonctionné comme des moments d’accélération et de réorganisation. Des dynamiques qui se sont développées pendant des années émergent et se consolident. Le système capitaliste, et en particulier l’UE en tant que grand laboratoire néolibéral, s’est construit sur des crises. Et les élites profitent d’événements exceptionnels tels qu’une guerre, une pandémie ou une urgence climatique pour appliquer une doctrine du choc permanent. 

Nous avons récemment voté au Parlement européen une résolution sur les sanctions contre les oligarques russes. Les principaux groupes parlementaires ont notamment demandé à l’UE de promouvoir de nouveaux accords commerciaux avec les pays du Sud afin de garantir l’approvisionnement en matières premières qui ne proviennent plus d’Ukraine ou de Russie. C’est une utilisation purement intéressée de l’exceptionnalité de la guerre pour approfondir la normalité capitaliste.

Nous voyons le gaz ou l’énergie nucléaire être transformés en « sources d’énergie verte », en contournant les prétendus engagements climatiques de l’UE. Ou encore la proposition d’une armée européenne qui, comme l’a reconnu Ursula Von der Leyen elle-même, « a fait plus de progrès en deux semaines qu’en dix ans » à la suite de l’invasion russe. Sans parler de l’augmentation historique des dépenses militaires dans l’UE ou de l’adhésion de la Suède ou de la Finlande à l’OTAN. Plus la guerre en Ukraine durera, plus l’atmosphère militariste, réactionnaire et ultranationaliste et ce cadre pour de nouvelles doctrines de choc dureront.

Que peut faire la gauche dans ce contexte ?

Tout d’abord, contester ce cadre exceptionnel. Plutôt que de critiquer l’hypocrisie d’une Europe forteresse qui accueille soudainement sans limite celle et ceux qui fuient la guerre en Ukraine, nous devrions exiger que ce soit désormais le critère général de la politique migratoire européenne. Nous sortirons de cette guerre avec une « nouvelle normalité ». Le moment est venu de le façonner. Il ne suffit pas de la critiquer et de panser ses plaies. Nous devons mener la bataille. S’incliner devant la remilitarisation de l’UE et l’avancée de l’OTAN, c’est accepter un cadre très dangereux à moyen terme.

En ce qui concerne l’Ukraine, il existe des mesures concrètes. Les forces allant des anticapitalistes à la gauche du Parlement européen demandent à l’UE d’annuler la dette extérieure de l’Ukraine afin que l’argent qui sert actuellement à payer les intérêts puisse être utilisé pour la reconstruction. Et nous avons proposé d’ouvrir les registres des paradis fiscaux européens pour identifier les fonds qui y sont cachés par les oligarques russes afin qu’ils puissent être expropriés et utilisés pour l’aide humanitaire à l’Ukraine. Les deux propositions ont été rejetées par les socialistes, les libéraux et l’aile droite du Parlement. Nous continuerons à insister. Les deux pourraient également être poussées depuis la Suisse.

Propos recueillis par Juan Tortosa