Écologie: une barre très haute et un élan trop court
Écologie: une barre très haute et un élan trop court
Nen jetez plus, pourrait-on dire, à la fin de la lecture de limpressionnant ouvrage de sensibilisation écologique de Laurent de Bartillat et Simon Retallack, intitulé STOP et dont la traduction est parue aux Editions du Seuil. Impressionnant par le volume, 452 pages, et par le sujet, le saccage actuel de la planète. Mais aussi par la mise en page, la typographie et les illustrations qui cherchent à donner laspect le plus percutant possible aux arguments avancés. Létat des lieux est décliné à travers quatre éléments: lair, leau, la terre et les animaux. De brèves contributions de plumes plus ou moins prestigieuses viennent agrémenter les chapitres divisés, couleurs à lappui, en une présentation de la question, puis des alternatives, des blocages existants et enfin des actions possibles. Dès la première lecture, on saperçoit cependant que la contradiction déjà mise en évidence par léconomiste Michel Husson dans son ouvrage Six milliards sur la planète, sommes-nous trop? qui caractérise souvent les programmes écologiques est bien présente: lécart entre la gravité du diagnostic et les propositions avancées est souvent étonnant.
Alors que lintroduction fixe un enjeu fondamental, agir pour «créer un monde qui ait, simplement, une chance de se transmettre», et que la conclusion réaffirme «lurgence à laquelle nous convie la dégradation du monde naturel», les propositions daction restent très en deçà. Bien que le changement climatique dû aux émissions de gaz à effets de serre soit déjà engagé et que le Protocole de Kyoto ne vise quune réduction de 5,2 % de ces émanations à partir de 2012 les climatologues demandaient 60 %! -, alors que plusieurs grands pays (Etats-Unis, Canada, Australie, Japon, Russie) échappent aux obligations de ce texte, nos auteurs expliquent que «paradoxalement, cet accord présente sans doute la plus grande avancée en matière mondiale et environnementale depuis la Conférence de Rio en 1992. Même si le Protocole de Kyoto naura quune faible influence sur la réduction de leffet de serre, il signifie lendossement de la responsabilité du réchauffement climatique général par la plupart des pays riches» (p. 63). Pour néanmoins affirmer quelques lignes plus bas: «Pourtant, les dix ans à venir sont décisifs et lorsque lon constate le peu de chemin parcouru depuis Rio et ses premières mises en garde sur le climat, une conclusion simpose: aujourdhui, seule la pression massive de lopinion publique sur la classe politique peut encore créer lélectrochoc nécessaire pour endiguer lautodestruction de notre Terre.» Alarmisme et réalisme des petits pas forment un bien étrange mélange.
Ce refus de traduire la gravité du constat dans la radicalité nécessaire des revendications se retrouve tout au long des propositions daction, dont la formulation grammaticale diffère, selon leur destinataire. On parle aux citoyens en utilisant des infinitifs au sens impératif, alors que pour les entreprises, le conditionnel et les suggestions polies sont de mise. Ainsi, à propos de la pollution de lair: «les compagnies productrices de pétrole et de gaz devraient réorienter leurs investissements dans les énergies renouvelables». Quest-ce donc qui les en empêche? A cette question, les auteurs font des réponses qui toutes, désignent des fragments de la réalité, sans jamais la saisir dans son fonctionnement global.
Quest-ce qui fait système?
Si, comme laffirme la quatrième de couverture, «la Planète est en danger!», et que des observations scientifiquement fondées, à portée de tout esprit raisonnable lattestent, quest-ce qui fait que rien ne change vraiment et que laction sensée se dérobe? Les pressions des différents lobbies économiques, les politiques à courte vue, le commerce international, les intérêts corporatifs, les multinationales, lintérêt financier, etc. disent nos auteurs. Mais pas, à une exception près, un système économique, social et politique donné, le capitalisme, à un stade précis de son expansion, faite à la fois dintégration marchande et de désagrégation sociale et écologique. Lexception, cest le texte de la romancière indienne, militante des mouvements sociaux, Arundhati Roy, qui pointe du doigt le problème: «pour comprendre le changement climatique, vous devez aller aux racines de ce qui advient, et ces racines, cest un processus politique et économique». Elle rappelle aussi que «les méthodes actuelles de développement sont hautement barbares, antisociales, égoïstes, destructrices et pas seulement au sens écologique, mais aussi en terme déquité, de gouvernance, de distribution des ressources. LInde produit vingt fois plus délectricité quil y a cinquante ans, mais ils ne vous disent pas que 80 % des ménages nont pas lélectricité, que 90 % des intouchables et des indigènes (les populations dites tribales, ds) nont pas lélectricité: ce sont seulement les gens du sommet qui consomment de plus en plus et la consommation devient létalon par lequel on mesure le développement, pas la répartition, la consommation. Si 10 % de la population consomme plus, on dira que le pays se développe» (p. 52 et s.). Mais cest bien la seule voix de cet ouvrage à montrer limbrication organique de la «question sociale», du mode de production et du saccage planétaire, à désigner ainsi une totalité structurée.
A lexception du cas des travailleurs agricoles et des pesticides, STOP naborde pas la question de la santé et de la sécurité des travailleurs et de son lien avec celle des populations en général, même lorsquil crève les yeux, comme dans les pollutions chimiques (que lon pense à Bophal et à ses suites). Ou, pour prendre un autre domaine, celui des pollutions océaniques par les divers dégazages des navires de fret: «les armateurs doivent être plus soucieux de lentretien et de la maintenance de leurs navires, ainsi que de la formation et de lévaluation des compétences de leurs équipages». (p.270). Comme si lexistence de navires poubelles, de pratiques délictueuses et de conditions de travail féodales nétaient pas étroitement liés et ne résultaient pas dun même processus. Cette troublante omission de la dimension sociale trouve sa correspondance dans la faiblesse des actions proposées, généralement individuelles ou, lorsquelles sont collectives, limitées au travail de lobbying ou à lexercice de pressions diverses.
A la recherche de lâge dor?
Faute de comprendre les racines socio-économiques et politiques à lorigine de la dégradation actuelle de lenvironnement et des risques de rupture de lécosystème mondial quelle entraîne, les auteurs de STOP en appellent fréquemment à la nostalgie. Lintroduction le dit: «ce livre est le constat dun siècle et demi doubli» (p. 11). Ce qui nous ramène au milieu du XIXe siècle et doit sans aucun doute évoquer limage dun capitalisme moins fortement internationalisé et centralisé, de populations encore majoritairement paysannes et dEtats-nations semblant capables de chevaucher le tigre dune expansion économique bientôt planétaire. Douce illusion dun capitalisme pacifiquement et simplement mercantile, démentie, à la même époque, par lhistoire de la conquête des Etats-Unis et de la guerre de Sécession, par le développement des empires coloniaux et par les premières vagues de répression frappant le mouvement ouvrier naissant.
Abandonnant le terrain de lhistoire moderne, les auteurs évoquent un autre oubli, celui des anciennes civilisations «et de leur façon de percevoir le temps, lespace et la place de lhomme au sein dun tout infiniment plus vaste». Ce tout plus vaste prend ici les contours du symbolisme de la Terre-Mère, de la Gaïa des Grecs anciens. Cette inscription des atteintes environnementales dans une vision cosmogonique, voire carrément religieuse, est exprimée avec le plus de force par le rejeton dune célèbre famille nord-américaine, Robert F. Kennedy Jr.: «Je refuse que nos enfants grandissent dans un monde où nous avons perdu le contact avec les saisons et les marées, avec tout ce qui nous relie aux dix mille générations dêtres humains qui se trouvaient là avant quon ait inventé lordinateur portable et qui, en dernier ressort, nous relient à Dieu. Je pense que Dieu nous parle par de nombreux vecteurs, mais nulle part avec tant de clarté, de diversité de structures, dexubérance et de détails quà travers sa création. Ainsi pour moi, lorsque nous détruisons des ressources comme le détroit de Long Island, nous attentons autant à la morale que si nous déchirions les dernières pages de la dernière bible, torah, talmud et coran sur la Terre, à un coût que nous navons pas le droit, selon moi, dimposer à nos enfants ni à nous-mêmes.» (p. 267). Sans pousser aussi loin et aussi spectaculairement la déification de la nature, cest bien de la perte dune harmonie naturelle et du risque dune condamnation définitive de lespèce que nous parle la conclusion, retrouvant ainsi les deux termes de la narration propre aux religions monothéistes, qui va de la Genèse et de lEden à lApocalypse. La condamnation des outrances matérialistes prend alors le pas sur la mise en cause concrète et radicale des rapports de production.
La conclusion souligne pourtant à juste titre comment la main aveugle de léconomie de marché ne saurait guider un développement harmonieux: «La rationalité apparente du système économique cache donc un redoutable fonctionnement déconnecté de la situation de saturation écologique de notre planète. Pourtant le changement climatique, la dilapidation de nos ressources naturelles et de notre biodiversité sont bien les seules réalités physiques incontournables auxquelles léconomie devrait être subordonnée.» (p. 448). Mais cest pour aussitôt quitter la «réalité physique incontournable» de la production et de la reproduction du capitalisme et aborder les rivages métaphysiques de la perte du sens et de lessence de lespèce: «Mais la crise environnementale actuelle ne peut être réduite à une simple question économique et politique. On peut également y voir le symptôme dune crise plus profonde qui sest produite à lintérieur de nous-mêmes. Cette nature sabotée, violentée, dégradée, ne fait que renvoyer en miroir limage que nous avons delle à lintérieur de nous.
Par un subtil jeu de balancier, plus lhomme a haussé son niveau de savoir technologique et scientifique, plus sa connaissance ancestrale et innée de la nature sest amoindrie. Désormais affranchie de la nature, la nature en nous sest tue et avec elle linstinct primaire de sa sauvegarde.».
Dommage, donc, quune telle somme de renseignements et denseignements nait pas mieux tenté de cerner les contradictions qui travaillent et font se mouvoir léconomie marchande généralisée. Dommage quun réalisme mal compris ramène les revendications au niveau de timides protestations ou de résolutions trop générales pour changer quoi que ce soit. Dommage enfin que la lutte écologique ne soit quexceptionnellement comprise comme une lutte sociale. Car lenjeu est bien là et le temps presse.
Daniel SÜRI