Électricité

Les apprentis sorciers du marché

Les obscurs rouages du marché de l’électricité nécessitent quelques éclaircissements. Lumière sur quelques mécanismes du parcours des électrons dans les câbles noirs.

Construction du barrage d’Emosson
Le barrage d’Emosson en construction, 1971

Après la Deuxième guerre mondiale, les nécessités de la reconstruction et les nouvelles orientations politiques ont mené à la création dans beaucoup de pays capitalistes européens des groupes publics dans le domaine énergétique. La production, le transport et la distribution de l’électricité sont régulés et financés par l’État. En effet, l’électricité n’est pas une marchandise comme une autre.

Au début des années 1980, une vague néolibérale va mettre fin à ces monopoles publics dans beaucoup de domaines (santé, éducation, énergie). Stimulé·e·s par ce mouvement de dérégulation, des politicien·e·s de la Commission européenne (CE) rappellent l’article 90 du traité de Rome, définissant en 1957 le Marché européen formé par six pays, pour justifier l’introduction d’un marché concurrentiel dans le domaine de l’électricité.

Peu importe que cet article n’ait pas été appliqué sans conséquences pratiques pour l’ensemble de la population. Pour les intégristes néolibéraux seule compte la généralisation du principe de la « libre concurrence ».

Certains groupes capitalistes européens voulaient s’introduire dans les différents marchés nationaux et contourner les entreprises publiques pour fournir directement les gros consommateurs d’électricité dans les industries et les services. C’est donc la perspective de nouveaux gains privés qui motive la CE à ouvrir complètement à la concurrence le marché du gaz et de l’électricité. À l’époque l’économiste Paolo Cechinni estimera le manque à gagner entre 3 % et 7 % du PIB du fait des monopoles. De quoi aiguiser les appétits de beaucoup de capitaux en attente de nouveaux profits.

La fin du monopole public

L’Angleterre de Margaret Thatcher sera le premier pays à mettre fin au monopole public de l’électricité en 1984. Les autres pays européens vont s’engouffrer dans cette voie néolibérale, en suivant la directive de la CE de 1996. D’abord en supprimant le monopole d’importation et d’exportation. Puis celui de la production et de la fourniture d’électricité. Enfin, le réseau de distribution doit être ouvert à la concurrence au moyen d’un droit de péage.

Ainsi les nouveaux opérateurs peuvent utiliser les réseaux de transports existants, s’évitant de la sorte de lourds investissements pour acheminer le courant. C’est une caricature de libéralisme économique. Profiter des infrastructures construites par des groupes publics (lignes électriques, centrales, transformateurs) sans investir ni les entretenir pour s’occuper exclusivement du lucratif marché de la commercialisation.

Au départ, les réseaux électriques étaient majoritairement nationaux et régionaux, selon les besoins de proximité (populations, industries, services).

Les pays étaient peu interconnectés, ce qui rendait presque impossible les exportations. C’était plutôt considéré comme une option de secours.

Aujourd’hui, la situation a été bouleversée, trente pays sont interconnectés, ce qui représente un marché de 520 millions de personnes, et surtout d’industries très gourmandes en énergie (chimie, métallurgie, services).

Le court terme devient prédominant

Les règles de commercialisation ont aussi été modifiées. D’abord, le marché de vente consistait surtout dans des contrats à terme sur de longues périodes (10-15 ans). Le marché à court terme (marché « spot ») restait confidentiel. L’apparition de nouveaux moyens de production, surtout à partir du gaz, va provoquer une vive concurrence sur les prix des gros consommateurs. Cette concurrence se traduit par baisses de prix sur le marché « spot », qui devient le plus profitable pour certains opérateurs. Les contrats à long terme ne représentent plus que le tiers des transactions en 2015.

Cette tendance entraîne une plus grande sensibilité aux pratiques spéculatives sur l’ensemble de la filière énergétique (gaz et électricité). La décision de Bruxelles de permettre un nouveau type d’offres, appelées « tarification dynamique », a encore fragilisé le système. Basé sur les prix de la Bourse d’électricité en temps réel, ce mécanisme répercute toutes les spéculations de l’énergie sur le consommateur final. Comme les centrales à gaz assurent 20 % de la production totale européenne en 2020, il est facile pour ces fournisseurs de jouer en permanence sur l’offre en ouvrant le robinet de gaz. Et s’exposant ainsi lorsque les prix s’envolent.

Dans une étude publiée en janvier 2022, Greenpeace Suisse déclare qu’« un approvisionnement en énergie sans nucléaire et sans émission de CO₂ est possible en Suisse » d’ici 2050. La non-dépendance au courant étranger est donc possible.

Pour nous, la production d’électricité doit redevenir un monopole public, non seulement pour retrouver une maîtrise des prix, mais aussi pour pouvoir planifier rapidement la transition énergétique. Respecter la réduction des gaz à effet de serre, réduire la consommation électrique de nos sociétés n’est pas une tâche du marché. Le libéralisme nous a entraînés dans une spirale inflationniste et productiviste. L’écosocialisme doit nous permettre de définir notre avenir énergétique.

José Sanchez