Pour un matérialisme queer, entre islamophobie et islam politique 

En Europe, les migrant·e·x·s queer du Sud global sont confronté·e·x·s à l’homophobie, au racisme et à l’islamophobie. Nombre d’entre elleux participent aussi à distance aux luttes contre l’islamophobie et l’homophobie « chez elleux ». Mais les objectifs de ces luttes peuvent diverger considérablement, en fonction des contextes nationaux et régionaux. Comment les militant·e·x·s migrant·e·x·s envisagent-iels une politique de gauche queer en Europe qui soit à la fois internationaliste et qui les unisse à d’autres ?

Collage de l'artiste Zulfikar Ali Bhutto
Collage de l’artiste Zulfikar Ali Bhutto, 2018

Le discours sur les politiques sexuelles en Europe occidentale est profondément orienté vers l’Islam, considéré comme une source d’homophobie. Ce discours racialise les musulman·ne·x·s d’une manière qui est spécifique à l’Europe occidentale (ainsi qu’à d’autres contextes occidentaux), car il tire sa force de siècles de colonialisme. 

Comme l’affirme Deepa Kumar, l’idéologie du racisme anti-musulman trouve ses racines dans les premières périodes de colonisation et de racialisation du monde par l’Europe. Apparues à l’ère moderne, les idéologies orientalistes qui considéraient les musulman·e·x·s comme racialement inférieurs se sont ensuite transformées en politiques islamophobes et impérialistes dans le cadre de la guerre mondiale contre le terrorisme, et en bouc émissaire pour les migrant·e·x·s (musulman·e·x·s) qui tentent de rejoindre la forteresse Europe. De telles idées racistes sont ancrées dans une grande partie du soutien aux droits des LGBT en Europe.

Pourtant, répondre à ce problème n’est pas une tâche simple. De nombreux migrant·e·x·s queer de la région du Moyen Orient et Afrique du Nord (MOAN) ont fait l’expérience directe de l’homophobie flagrante des sociétés à majorité musulmane qu’ils·elles ont quittées. Cela les motive à rester actif·ve·x·s pour s’opposer à l’islamisme anti-queer. Dans le même temps, les espaces politiques militants dont iels font partie en Europe comptent également des migrant·e·x·s originaires de pays comme l’Inde, le Myanmar, le Sri Lanka et la Chine. Dans ces pays, l’homophobie est aggravée par des formes structurelles d’islamophobie qui excluent et persécutent les musulman·e·x·s. 

Par conséquent, dans la construction d’une politique de gauche queer en Europe, les militant·e·x·s sont confronté·e·x·s au défi de reconnaître ces réalités locales et transnationales divergentes tout en construisant une solidarité à travers différentes expériences et contextes nationaux. Pour relever ce défi, nous avons besoin d’une perspective matérialiste qui puisse nous aider à formuler une politique internationaliste qui évite de tomber dans les divisions identitaires. Pour ce faire, nous rassemblons certains de nos résultats de recherche et de nos expériences militantes.

Critique de l’islam politique

En Europe, les critiques et condamnations publiques de l’Islam par les queers de la région du MOAN risquent de devenir idéologiquement complices des clichés racistes. Elles peuvent être interprétées comme étant alignées sur les groupes anti-musulmans de droite et l’islamophobie libérale dans le contexte européen. Cependant, la disjonction importante est que l’Islam n’occupe pas la même position de pouvoir en Europe que dans la région du MOAN. On ne peut donc pas s’attendre à ce que la critique de l’islam politique prenne exactement la même forme en Europe que dans les contextes à majorité musulmane, en particulier ceux où l’islam politique est une doctrine d’État ou ceux où les islamistes rivalisent de crédibilité pour gouverner.

En juin 2020, Sarah Hegazy, une militante lesbienne et communiste égyptienne, est morte par suicide au Canada, son pays d’asile. Hegazy a été arrêtée pour avoir brandi un drapeau arc-en-ciel lors du concert du groupe libanais Mashrou’ Leila au Caire en 2017. Pour cela, Hegazy a été publiquement dénigrée, torturée et agressée sexuellement dans les prisons égyptiennes, une expérience qui l’a contrainte à l’exil. Dans les heures qui ont suivi sa mort, les plateformes de médias sociaux en Égypte et ailleurs dans la région du MOAN ont éclaté en une campagne de dénigrement contre Hegazy et ceux·celles qui ont exprimé leur solidarité avec elle. Une recherche rapide de son nom sur Google donne des résultats sur le fait qu’elle aurait consacré sa vie à répandre l’immoralité et la débauche. Plusieurs articles évoquent également la façon dont le retrait de son hijab l’a conduite à la «dégénérescence», puis au suicide.

Dans ses propres écrits en arabe, Hegazy décrit les tortures qu’elle a subies en prison et la façon dont son interrogateur a fait l’amalgame entre son communisme et son homosexualité, révélant ainsi comment l’État égyptien criminalise les deux. Dans un article, elle explique comment la violence d’État en Égypte est enchevêtrée avec la morale islamiste extrémiste :  

«Les islamistes et l’État rivalisent dans l’extrémisme, l’ignorance et la haine, tout comme ils le font dans la violence et le mal. Les islamistes punissent de mort ceux·celles qui ne sont pas d’accord avec eux, et le régime au pouvoir punit de prison ceux·celles qui ne sont pas d’accord avec lui. […] L’État, et le régime au pouvoir en particulier, est puritain. Alors que j’étais arrêtée chez moi, devant ma famille, un officier m’a demandé quelle était ma religion, pourquoi j’avais enlevé le voile et si j’étais vierge ou non.»

À l’instar de nombreux réfugié·e·x·s queer de la région du MOAN en Europe, la politique d’Hegazy est restée axée sur l’opposition à l’islam politique. Au cours de ses recherches au Liban et aux Pays-Bas, Nisrine a rencontré plusieurs réfugié·e·s trans et queer qui adoptaient cette position. Ces personnes venaient de différents pays de la région du MOAN et avaient des origines de classe différentes. Certaines appartenaient à des minorités religieuses/ethniques (par exemple, kurdes et chrétiennes) tandis que d’autres étaient musulmanes, y compris certains migrant·e·x·s non religieux d’origine musulmane. À l’instar de nombreux ami·e·x·s queer et transgenres de Nisrine qui vivent au Liban et dans la région du MOAN, la lutte contre l’islamophobie européenne est secondaire pour eux·elles. Exprimant l’un de ces points de vue, une réfugiée transgenre libanaise aux Pays-Bas a dit à Nisrine qu’elle pensait que son expérience de la violence transphobe était liée à un extrémisme islamique omniprésent, tant dans sa propre famille que dans son environnement au Liban. Elle a donc décrit son sentiment d’aliénation vis-à-vis de l’activisme contre l’islamophobie aux Pays-Bas, car il ne mettait pas suffisamment l’accent sur le lien entre l’islam politique et la transphobie.

Orient islamophobe

D’autre part, de nombreux migrant·e·x·s musulman·e·x·s originaires des pays du Sud sont arrivés en Europe après avoir vécu en tant que minorités religieuses. Les musulman·e·x·s queer qui arrivent en Europe depuis des pays comme l’Inde, le Myanmar, la Chine, le Sri Lanka et d’autres régions d’Asie ne sont pas seulement marqués par leur différence de genre et de sexe. Souvent, ils·elles ont également été victimes de formes d’islamophobie systémiques et sanctionnées par l’État dans leur pays d’origine. Leurs expériences rendent redondant un récit construit sur une opposition entre «Occident islamophobe» et «Orient islamiste».

Dans les contextes du Sud hors du MOAN, comme l’Inde, les minorités musulmanes sont souvent considérées avec suspicion et traitées dans l’imaginaire social comme des «étrangers», des cinquièmes colonnes travaillant contre les intérêts nationaux. Cet étiquetage peut entraîner une restriction de leurs droits civils, ce qui pousse nombre d’entre elles à émigrer. Lorsque des migrant·e·x·s queer issus de pays à minorité musulmane arrivent en Occident, en tant que réfugié·e·x·s ou autres, ces militant·e·x·s queers conscient·e·x·s peuvent être frustrés de rejoindre des espaces de gauche dominés par des migrant·e·x·s de la région du MOAN et, par conséquent, ne pas accorder la priorité à la lutte transnationale contre l’islamophobie.

Penser une politique de gauche internationaliste de la sexualité

Une politique de gauche queer en Europe qui soit véritablement internationaliste ne doit pas seulement inclure une perspective trans-contextuelle qui aborde à la fois l’islamisme et l’islamophobie. Elle doit également tenir compte de la multiplicité des liens que les migrant·e·x·s queer du Sud global entretiennent avec l’islam. Ce faisant, elle doit trouver des bases de solidarité entre ces militant·e·x·s migrant·e·x·s et les mouvements sociaux en Europe.

Nous devons éviter une opposition caricaturale à l’islam politique, car ce n’est pas seulement ce sentiment qui a été instrumentalisé pour justifier les invasions militaires de l’Afghanistan et de l’Irak. L’opposition trop simpliste à l’islam politique a également servi de couverture aux crimes d’Assad en Syrie et de Sisi en Égypte en permettant à ces personnalités de se présenter comme des laïcs et les seules alternatives «modérées» à l’extrémisme musulman violent. Pendant ce temps, la violence d’Assad a fait de la moitié de la population syrienne des réfugié·e·x·s ou des déplacé·e·x·s dans leur propre pays, et l’Égypte (où Hegazy était emprisonnée) est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide étasunienne après Israël, recevant 1,43 milliard de dollars d’aide étrangère en 2020. Il est donc nécessaire qu’une politique de gauche internationaliste de la sexualité soit réfléchi. Elle doit faire le difficile travail de critiquer l’hégémonie internationale du discours islamophobe sans pour autant laisser l’islam politique s’en tirer à bon compte.

Nous devons être conscients de la manière dont le discours international contre l’islam politique dans la région du MOAN est souvent utilisé à mauvais escient pour contrôler les minorités musulmanes dans le Sud. Nous l’avons vu au premier trimestre de l’année 2022, dans l’État du Karnataka, dans le sud de l’Inde. Les étudiantes portant le hijab ont été interdites d’accès aux écoles et aux universités pour des raisons de conformité à l’uniforme. Ceux·celles qui ont défendu le jugement dans le discours public ont ignoré le fait que l’interdiction a effectivement tenu les filles et les jeunes femmes à l’écart des établissements d’enseignement. Certains ont même utilisé les arguments des militant·e·x·s de la région du MOAN, qui font campagne contre le hijab obligatoire dans une région et un contexte complètement différent. Ils·elles ont affirmé que l’interdiction du hijab, supposé non féministe, était une forme de libération progressive des femmes.

La complexité du fonctionnement du fondamentalisme religieux dans différents contextes est souvent perdue dans les discussions politiques de gauche sur l’anti-islamophobie en Europe. L’«islamisme» et l’«islam politique» font partie du langage courant, mais existe-t-il une notion de «bouddhisme politique» dans les espaces gauchistes internationalistes ? La minorité tamoule du Sri Lanka (en grande partie hindoue) et les musulman·e·x·s Rohingya sont tous deux des minorités ethnoreligieuses victimes d’un nettoyage ethnique et d’un génocide facilités par la politique suprématiste bouddhiste. Reconnaître ces complexités ne revient pas nécessairement à fragmenter ou à compliquer à l’excès les analyses. Au contraire, elle ouvre des possibilités de solidarité qui sont essentielles pour articuler une politique de gauche cohérente.

Contre toute politique identitaire

Si nous considérons ces diverses expériences avec le fondamentalisme religieux et l’oppression en dehors des lignes strictement identitaires, de nombreux·ses migrant·e·x·s du Sud global sont victimes des mêmes systèmes d’oppression : des constellations politiques et fondamentalistes de suprématie ethno-religieuse. Dans les contextes occidentaux, notre tâche consiste à intégrer ce phénomène dans une politique queer qui nous aide à éviter de parler les un·e·x·s des autres et les un·e·x·s contre les autres. Une partie essentielle de cette tâche peut consister à remettre en question de manière critique l’identité queer comme base nécessaire à la politique sexuelle.

Zuleikha a observé, à travers son expérience dans des espaces militants en Europe, comment les personnes trans et queer perdent leur identité «raciale», leur ethnicité, leur classe, leur caste – c’est-à-dire leur appartenance à toutes les «autres» catégories sociales – lorsqu’elles s’impliquent davantage dans la politique queer. Il s’agit d’une forme dangereuse de politique identitaire, dans laquelle les marqueurs sociaux autres que l’identité sexuelle semblent disparaître. Au lieu de cela, on suppose que les queer souscrivent automatiquement à une politique progressiste. En réalité, cependant, de nombreux·ses migrant·e·x·s queer cherchent à s’aligner sur les politiques de droite ou les avantages des privilèges. L’homonationalisme européen est bien connu et débattu dans les cercles gays des contextes euro-américains, mais la politique nationaliste de certains queer de la région du MOAN reste méconnue. C’est le cas des queer iranien·ne·x·s qui revendiquent la suprématie de l’ethnie perse pour se mobiliser contre l’homophobie de la République islamique, des Arabes queer qui épousent diverses formes de nationalisme arabe au détriment des minorités amazighes, kurdes et chrétiennes, et des partisan·ne·x·s turcs·ques queer de l’AKP qui pratiquent des itérations du nationalisme islamique. Le fait d’être queer n’est pas nécessairement propice à une politique de gauche commune.

Analyse matérialiste queer

Une perspective matérialiste permet d’envisager une politique queer qui a le potentiel de nous faire dépasser la question restrictive de savoir s’il faut être avec ou contre l’Islam politique et dans quelle mesure. Selon Evren Savci, l’Islam et les politiques des gouvernant·e·x·s l’entourant ne peuvent pas être compris dans la région du MOAN en dehors du domaine de l’économie politique. 

En se basant sur le contexte turc, Savci soutient que l’histoire politique et la morale turco-islamique moderne ont été produites en conjonction avec le néolibéralisme. Plus précisément, Savci affirme que sous le règne de l’AKP, la politique sexuelle est un territoire où s’entrelacent la logique du capitalisme du marché libre, le travail de sécurisation de l’État et la moralité islamique. Il est utile de se concentrer sur l’économie politique, car cela nous permet d’aborder le sujet sous un angle nouveau et de modifier les termes du débat. Cette approche nous incite à imaginer différentes possibilités qui émergent des paradoxes de l’islam politique et de ses diverses réalités vécues. Elle nous permet de comprendre comment nos luttes sont interconnectées au niveau du capitalisme mondial.

Cette perspective est importante pour mettre en évidence la manière dont les politiques sexuelles, la formation des classes et le capitalisme mondial s’influencent mutuellement, remettant ainsi en question l’idée que l’homophobie est simplement le produit de cultures régionales et/ou religieuses. 

Une telle logique culturaliste est dangereuse car elle dissimule la façon dont le capitalisme mondial a contribué à produire les contextes de précarité matérielle dans la région du MOAN où l’homophobie et les paniques morales prospèrent. En outre, comme l’a fait valoir Rahul Rao, l’affirmation de la violence des lois coloniales doit être comprise et étayée sans attribuer la totalité des difficultés rencontrées par les queer dans le Sud global à un tel héritage colonial. Nous devons rendre compte de la production transnationale de la queerphobie dans le Sud global d’une manière qui reconnaisse l’action des élites postcoloniales dans ces contextes, étant donné leur rôle dans l’adoption et la réappropriation des lois homophobes de l’ère coloniale et même dans la promulgation de nouvelles lois oppressives.

Alors que nous discutons de la responsabilité des élites locales dans la coproduction de ces conditions, nous devons éviter de glisser dans des comptes-rendus orientalistes de l’«homophobie» qui construisent le Sud global comme un lieu d’homophobie. Un regard politico-économique nous permet de voir les résonances de ces deux tendances apparemment antithétiques et de prendre au sérieux les dynamiques matérialistes qui ont produit l’homophobie politique dans le Sud global.

Droits des femmes instrumentalisés

Pour comprendre comment la politique sexuelle joue un rôle dans l’avancement du néolibéralisme et simultanément dans la propagation de l’islamophobie, notre analyse peut s’inspirer des travaux féministes sur le travail des femmes migrantes à travers le prisme de la théorie de la reproduction sociale. 

Ces travaux montrent comment les pays d’Europe occidentale ont eu recours à l’instrumentalisation des droits des femmes au service des programmes néo-libéraux, nationalistes et islamophobes. Comme l’explique Sara Farris, l’impératif idéologique de « sauver » les femmes musulmanes de leur culture « arriérée » a joué un rôle économique dans les récentes politiques européennes de migration et d’intégration. Celles-ci ont permis la migration des femmes et leur entrée dans le secteur des soins et du travail domestique afin d’élever le statut des femmes européennes blanches en libérant ces dernières du fardeau de la reproduction sociale.

Discutant de l’importance de la réalité matérielle par rapport aux arguments idéologiques, Jules Gill-Peterson déclare ce qui suit à propos des lois anti-trans (dans le contexte des États-Unis) : «Au lieu de traiter la vie des personnes trans comme une bataille sur des principes moraux ou éthiques abstraits, nous pouvons nous opposer à la transphobie sur des bases matérielles, point final. Et nous pouvons exiger des ressources comme le logement, l’éducation et les soins de santé pour les personnes trans parce que nous les exigeons pour tout le monde.»

Un autre point crucial qu’elle soulève concerne l’importance d’unir les groupes sociaux et politiques au sein de coalitions enracinées dans la précarité matérielle partagée, afin que la mobilisation puisse se faire sur les questions de race, de handicap, d’immigration, de salaires, de droit de vote et d’abolition des prisons. Pour illustrer cela de manière succincte, elle dit : «Il y a des paniques morales qui se chevauchent à propos de la race et de la sexualité, mais aussi un projet antidémocratique commun de dépossession matérielle».

Plutôt que de s’organiser autour de l’identité ou de faire pivoter notre discours sur des arguments idéologiques, une politique de gauche progressiste et plurielle doit prêter attention à l’économie politique et aux conditions matérielles dans lesquelles vivent les gens. Plutôt que d’adopter une position favorable ou défavorable à l’islam politique par rapport à l’islamophobie, nous devons rechercher des cadres politiques qui reflètent et aident à construire une solidarité entre les expériences des groupes de personnes marginalisées à travers les divisions de genre, sexuelles, religieuses, ethniques, nationales, raciales et géopolitiques.

Nisrine Chaer   Zuleikha Mirzazadeh
Publié en anglais dans Crisis Magazine Traduit et adapté par nos soins