Y aura-t-il encore des glaciers en 2050 ?

Le retrait conditionnel de l’«Initiative pour les glaciers» nous interpelle sur les moyens nécessaires pour atteindre des réductions d’émission des gaz à effet de serre et sur les modèles économiques et technologiques de transition.

Deux femmes marchent en montagne avec des drapeaux de l'initiative des glaciers
Action du comité d’initiative, 12 septembre 2022

 À l’origine, l’« Initiative pour les glaciers », lancée par l’Association suisse pour la protection du climat, avait des objectifs radicaux : l’interdiction des combustibles fossiles et la neutralité carbone dès l’an 2050 par le biais du « zéro émission nette ». L’intention était de rester en dessous de la limite de 1,5°C du réchauffement climatique global, seuil maximal approuvé lors de la COP 21 en 2015 à Paris. L’un des initiants, Marcel Hänggi, présentait le projet dans un livre intitulé La fin de l’âge du pétrole, du gaz et du charbon. Rien de moins.

Ces objectifs ambitieux au moment du lancement de l’initiative paraissent encore aujourd’hui totalement justifiés au regard de la croissance des dérèglements climatiques observés dans le monde.

Arrêter de brûler le carbone fossile

Pour autant, cela ne signifiait pas que les initiant·e·s mettaient en cause le modèle économique du capitalisme, de la croissance du Produit intérieur brut (PIB), de la production marchande et du consumérisme de masse. 

Les objectifs de l’initiative étaient destinés à «réformer» et accompagner le fonctionnement du capitalisme, pour lui permettre de s’adapter aux nouvelles contraintes climatiques et aux nouvelles conditions de concurrence internationale sans concéder des changements fondamentaux. Il ne s’agissait pas d’une alternative écosocialiste, telle que nous la proposons.

L’interdiction de l’usage des combustibles fossiles pouvait néanmoins devenir un levier à disposition d’autres courants contestataires pour légitimer un autre modèle économique, afin de réduire la consommation de l’énergie et abandonner son usage comme marchandise. 

Selon les initiant·e·s, la combustion de combustibles et de carburants fossiles représente quatre cinquièmes (80 %) des émissions de gaz à effet de serre en Suisse (environ 38 mégatonnes en 2020) et deux tiers dans le monde. Ne pas utiliser ces matières fossiles est tout simplement une condition nécessaire pour lutter contre le réchauffement climatique.

L’initiative n’excluait pas l’énergie produite par des réacteurs nucléaires, et reconnaissait l’usage des technologies de captation de CO₂ comme un procédé destiné à obtenir le fameux niveau «zéro émission nette». Cela traduit une vision de la croissance économique comme base de développement tout comme la confiance accordée au monde de l’économie pour diriger la transition énergétique, en maintenant ses profits. Ainsi, l’association écrit : «La promotion de technologies et de processus innovants fait avancer l’économie dans la bonne direction.»

Initiative retirée, nouvelle loi

La position adoptée par le Parlement le 30 septembre devient un projet de transition capitaliste, avec un contre-projet indirect sous forme d’une loi (la Loi fédérale sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique). Cette nouvelle loi a été votée à une forte majorité ; seule l’UDC s’y est opposée et vient de lancer un référendum. 

L’interdiction de l’usage des énergies fossiles a disparu, cela n’est pas un détail. La principale exigence de l’initiative a donc été retirée. Désormais sont favorisés le remplacement des systèmes de chauffage et les «technologies et processus nouveaux». Certes, il y a un agenda avec des objectifs de réduction et de neutralité en 2050, les entités publiques devant montrer l’exemple avec un seuil «zéro émission nette» en 2040 déjà. L’économie suivra… Mais comme les moyens pour le réaliser demeurent imprécis (incitations plutôt qu’interdictions, décalage public-privé), rien ne permet d’assurer que ces objectifs, respectant les engagements internationaux de la Suisse, soient réalisés. 

Plus grave encore, nulle part n’apparaît l’interrogation sur le maintien de tous les secteurs économiques ou la question de la reconversion partielle ou totale de certaines activités. Ce silence couvre ainsi toutes sortes d’activités nocives (armement, pesticides, industrie du luxe) ou liées à la surconsommation (publicité, marketing) et aux multiples gaspillages marchands.

D’ailleurs l’association reconnaît les limites de l’évolution actuelle : «La présente loi est insuffisante et arrive trop tard. La Suisse a trop attendu (comme la plupart des pays du monde) pour s’attaquer à la crise climatique »

L’UDC se profile

Le référendum lancé par l’UDC contre cette nouvelle loi obéit clairement à des objectifs opportunistes. À un an des élections fédérales, diffuser un discours alarmiste sur les pénuries d’énergie qui seraient provoquées par des lois et des régulations publiques, est une occasion pour les populistes de dénoncer en vrac l’intervention de l’État, les Vert·e·s, le PSS et la ministre socialiste de l’Énergie Simonetta Sommaruga.

En affirmant que la future loi aggrave la crise climatique, l’UDC exprime une nouvelle fois son opposition à toute forme de régulation publique, qualifiée de «poison pour notre économie». Les intérêts directs des propriétaires et des patrons de doivent pas être limités ou entravés, tandis que le parti qualifie la loi de «procuration générale pour le Conseil fédéral». Faisons confiance au secteur privé et tout ira pour le mieux !

Enfin, l’UDC avance l’argument massue des dépenses extraordinaires de plusieurs centaines de milliards de francs. Les seules subventions prévues dans la nouvelle loi s’élèvent à 3,2 milliards (0,4 % du PIB helvétique) répartis sur 10 ans, notamment pour le remplacement des chauffages à mazout. En comparaison, le plan climat étasunien adopté cet été s’élève à 370 milliards de dollars, soit 1,5 % du PIB. En proportion, c’est 4 fois plus. Les nouvelles extensions d’autoroutes prévues en Suisse sont elles  estimées à 4 milliards de francs.

Economiesuisse, un bon exemple ?

En février 2021, Economiesuisse s’était engagée à atteindre l’objectif zéro net à l’horizon 2050, avec un projet nommé Science Based Targets initiative (SBTi). Selon les estimations d’Economiesuisse «les promesses de réduction des émissions des entreprises suisses se sont accrues à près de 400 millions de tonnes de CO₂, ce qui correspond à neuf fois les émissions de toute la Suisse»

Derrière ces chiffres impressionnants se cache une logique uniquement économique et financière. Car il apparaît que beaucoup de groupes industriels vont s’engouffrer dans le secteur de la transition énergétique pour y développer des produits et des solutions basées sur la technologie. Les économies sur la consommation énergétique deviennent ainsi un avantage concurrentiel et bénéficient aussi du remboursement de la taxe sur le CO₂. 

C’est donc un nouveau marché qui se présente sous le visage de «la protection du climat». Il faudrait plutôt parler de la réparation partielle des dégâts causés par l’usage des énergies fossiles. Ainsi la nouvelle efficacité énergétique va faciliter la croissance de la production de nouvelles marchandises. Les moteurs de voitures ou d’avions ont réduit énormément leur consommation de carburant, ce qui n’a pas réduit leur fabrication. La sobriété n’est pas un synonyme de réduction de la production et de la consommation globale dans une économie capitaliste.

Technologies et processus nouveaux

Autre incertitude : comment juger les compensations et les émissions «négatives» ? Introduire ces technologies et ces concepts autorise toutes les spéculations et toutes les interprétations possibles. Annoncer la plantation d’arbres est certes un joli geste, mais le calcul des surfaces et du temps pour réaliser l’absorption du CO₂ permet toutes sortes de manipulations, comme l’ont été les achats de bons d’émissions sur la bourse de carbone.

En effet, soit la captation de carbone se réalise avec des moyens naturels, essentiellement des zones vertes, soit avec des installations industrielles. 

Dans le premier cas, les surfaces destinées au reboisement doivent être gigantesques pour absorber le carbone émis. Une étude récente, citée par le militant écosocialiste Daniel Tanuro dans son livre Trop tard pour être pessimistes, estime que capter 10 % des émissions nécessiterait entre 17 et 25 % des terres agricoles et 3 % de ressources en eau douce. Ces zones se feront au détriment de zones agricoles vivrières et de la biodiversité, et nécessiteront des ressources hydrauliques. Et bien entendu, il faudrait cesser de détruire les zones vertes et les forêts, ce qui n’est pas la tendance actuelle. En outre, les incendies de forêt de plus en plus dévastateurs rendent cette perspective irréaliste.

Le second cas n’est pas un scénario de film de science-fiction. Le recours intensif à des mécanismes de bioénergie avec captage et stockage de dioxyde de carbone (BECSS) est utilisé par le GIEC pour l’un de ses 4 scénarios de prévision. Le CO₂ est capté au moment de l’émission, éventuellement transformé en minerai, puis emmagasiné dans des réservoirs plus ou moins naturels, qui devront le conserver de manière sûre durant des siècles. Cette méthode est aussi connue sous le terme d’«émissions négatives» ou «retrait de carbone».

La confiance dans les technologies de captation du CO₂ est un pari sur le futur. Aujourd’hui marginales, ces technologies coûteuses servent surtout à justifier un usage continu des combustibles fossiles. En effet, pourquoi se presser quand de telles méthodes pourraient absorber le carbone actuellement émis ? Pour l’instant, les propriétaires de centrales thermiques ou de cimenteries ne se bousculent pas pour installer de tels dispositifs, tout en se déclarant intéressés par le principe.

S’ouvrirait ainsi à moyen terme un nouveau marché gigantesque, celui de la récupération et du stockage du CO₂. Un marché «vert» d’autant plus nécessaire si les émissions par combustion d’énergie fossile continuent de progresser. Comme les quantités de CO₂ à capturer seraient immenses, des installations industrielles seraient nécessaires. Seuls de grands groupes capitalistes pourraient les construire et les exploiter. Pour les multinationales pétrolières et gazières, remettre sous terre le carbone extrait serait la suite «logique» de leur savoir-faire.  Comme le commente Daniel Tanuro, ce scénario est «la Rolls-Royce du capitalisme vert».

Plus inquiétant encore, la mention du recours à la BECSS permet de s’affranchir des seuils d’augmentation maximum du réchauffement climatique, même de manière temporaire, comme le modélise le GIEC lui-même. Ainsi la consommation énergétique ne devrait souffrir d’aucune restriction.

Ces scénarios sont les scénarios du pire. Le recours aux technologies de type BECSS ne devrait pas constituer une des principales composantes de la lutte contre le réchauffement climatique. D’autres issues existent dans une perspective écosocialiste.

José Sanchez