Un an après l'invasion de l'Irak, que veut la cavalerie de l'Empire?

Un an après l’invasion de l’Irak, que veut la cavalerie de l’Empire?

Deux ans et demi après le 11 septembre, les Etats-Unis s’installent dans la guerre. Une guerre sans fin et sans limites, du Moyen-Orient à l’Amérique Latine, en passant par l’Asie Centrale. Son but: défendre les intérêts stratégiques des multinationales US, soutenir partout l’extension du désordre néolibéral dont elles tirent profit, et affirmer l’hégémonie politique de Washington sur le monde. L’enjeu dépasse très clairement l’Irak. Il dépasse même l’avenir du Moyen-Orient et la guerre contre le terrorisme. «En somme, l’impératif stratégique de surveiller le périmètre de la Pax Americana fait de l’armée US (…) une cavalerie de l’ordre libéral international. Comme la cavalerie du Far West, elle est à la fois une force de combat et une force de police» (Thomas Donnelly, membre de la direction de Lockheed Martin).

L’Irak dispose des secondes réserves de pétrole du globe. Le contrôle direct des ressources de ce pays devrait permettre aux grandes multinationales de réguler la production du Moyen-Orient. C’est pourquoi, un ancien directeur de la Shell, Philip Carrol, a été nommé à la tête d’un groupe d’experts chargé de déterminer l’avenir de l’industrie pétrolière irakienne, en lien avec le Pentagone. Il ne fait donc aucun doute que cette guerre ait été menée largement pour l’or noir. Mais au-delà, elle vise la privatisation et la libéralisation de l’économie irakienne, comme de celles de l’ensemble du Moyen-Orient.

Remodeler le Moyen-Orient

«Privatiser l’Irak!», titrait le Wall Street Journal au printemps dernier. Une centaine d’entreprises publiques sont ainsi destinées à une privatisation rapide: dans ce sens, la Banque officielle vient de licencier un tiers de ses employé-e-s; l’entreprise pharmaceutique Kimadia, qui produisait des génériques à bon marché, est aussi dans le collimateur. Et bien sûr, les amis des néo-conservateurs US seront les premiers servis, comme le montrent les contrats signés avec Bechtel, Halliburton, Dyncorps, etc., qui se remplissent les poches en surfacturant leurs services…

Dans la foulée de l’occupation de l’Irak, G. W. Bush annonçait sa volonté de développer une Zone de Libre-Echange du Moyen-Orient (mai 2003). Avec Pascal Lamy, l’Union Européenne a sauté dans le bateau, tandis que le WEF jouait les entremetteurs avec un sommet de la «Réconciliation Globale» à Amman (juin 2003) et que le FMI et la BM organisaient leur conférence annuelle à Dubaï (septembre 2003)… Objectif: libéraliser au pas de charge des économies encore relativement protégées (la moitié des membres de la Ligue Arabe n’appartiennent pas encore à l’OMC).

Dans ce contexte, la résistance du peuple palestinien représente un obstacle inacceptable: la réussite du projet états-unien exige sa capitulation politique. En dépit de la violence sans répit de l’Etat sioniste (2700 morts depuis septembre 2000), il continue en effet à se battre quotidiennement pour sa survie et pour ses droits nationaux, contre l’occupation militaire, les politiques d’apartheid et l’érection d’un mur de séparation aussi illégal qu’illégitime.

Dans le même temps, le peuple tchétchène est sacrifié au nouvel ordre mondial. Déjà victime d’une déportation génocidaire du temps de Staline (1944) et d’une occupation sanglante par l’armée russe (de 1994 à 1997), qui a repris depuis 1999, justifiée par la «guerre anti-terroriste» version Poutine. Le peuple kurde risque aussi de subir le même sort, dans le cadre d’un protectorat régional états-unien, probablement épaulé par la Turquie.

Affirmer la suprématie US

Au-delà, l’aile la plus agressive de l’impérialisme US revendique l’extension continuelle du «périmètre américain», c’est-à-dire de «ces parties du monde où un ordre démocratique libéral est accepté comme norme». Dans cette optique, il s’agit de contrôler de plus en plus étroitement l’«arc d’instabilité» qui se déploie de la Méditerranée à l’Océan Pacifique, en passant par le Moyen-orient, l’Asie centrale et l’Asie orientale.

Cette vision expansionniste largement unilatérale conduit nécessairement à des frictions accrues avec le noyau dur de l’Union Européenne. La dynamique de ce conflit est encore largement incertaine. Pour Charles Kupchan, ancien conseiller de Bill Clinton, l’UE pourrait «se séparer des Etats-Unis (…) qui refusent de renoncer aux privilèges de leur suprématie»; pour les néo-conservateurs, elle devrait finalement se contenter de son statut de «junior partner». Ces deux options coexistent d’ailleurs au sein des directions bourgeoises du Vieux Continent. C’est une question décisive pour l’avenir du système impérialiste mondial. A plus long terme, Washington perçoit la Chine comme puissance antagoniste incontournable.

Déséquilibre de la terreur

Au déséquilibre croissant de la répartition des richesses, dont des dizaines de millions d’Etats-Uniens font aussi les frais, répond de plus en plus le déséquilibre de la terreur! Comme l’avoue Michael Ledeen, ancien responsable de la sécurité nationale: «Nous allons être obligé de mener une guerre régionale (…) une guerre pour refaire le monde». A l’adresse des Etats récalcitrants, deux mots suffisent: «You’re next!» (Richard Perle, ancien chef du Bureau de Politique de Sécurité).

Une fraction importante de l’Administration Bush préconise une combinaison de pressions diplomatiques, de menaces d’intervention et d’actions militaires directes pour imposer un réalignement politique complet du Moyen-Orient. La Syrie, l’Iran, le Liban, la Somalie, le Soudan et la Libye sont explicitement visés.

Pour financer cet effort militaire «sans limite», le Congrès a voté des réductions de budgets sociaux à hauteur de 475 milliards de dollars sur 10 ans, dans un pays où 43 millions d’habitant-e-s n’ont aucune couverture maladie et où 22% des enfants naissent dans la pauvreté… La base de l’armée US est d’ailleurs formée de «volontaires», qui s’enrôlent souvent pour échapper au chômage et à la misère. Elle compte 26% d’Afro-Américains, bien qu’ils ne représentent que 12% de la population totale.

Une nouvelle doctrine stratégique

Ces développements impressionnants découlent d’une nouvelle doctrine stratégique, préconisée aujourd’hui par G. W. Bush, qui défend la guerre préventive en dépit des principes reconnus du droit international: les Etats-Unis «doivent être prêts à arrêter les Etats voyous et leurs clients terroristes avant qu’ils ne soient en mesure de menacer les Etats-Unis ou d’user d’armes de destruction massives contre nous, nos alliés et amis… et à agir, si nécessaire, de façon préventive, afin de d’empêcher ou de prévenir de tels actes hostiles de la part de nos adversaires» (Stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis, septembre 2002), Cette stratégie est le pendant militaire de l’unilatéralisme pratiqué par Washington en matière de conventions internationales.

Elle s’accompagne de l’occupation durable des territoires «libérés», nécessitant la présence de troupes US – si nécessaire sur plusieurs décennies – et la mise sur pied d’une «cavalerie d’empire», c’est-à-dire de forces spéciales capables de mener opiniâtrement les «guerres sauvages de la paix», pour reprendre le titre d’un récent livre de Max Boot, éditorialiste du Wall Street Journal, et défenseur inconditionnel des bérets verts. En même temps, un effort politique et social de longue haleine doit être déployé pour stabiliser un véritable pouvoir néocolonial, assuré d’une base sociale minimale tout en partageant les «valeurs» de l’impérialisme.

Guerre et mensonges

Douze mois après le début des hostilités, qui ont fait au moins 40000 morts parmi les Irakien-ne-s (essentiellement sous les bombes), ainsi qu’environ 700 tués parmi les troupes de la Coalition (la moitié après la fin déclarée de la guerre), les opérations se poursuivent sur le terrain, face à une résistance qui ne désarme pas. Pas trace pourtant des armes de destruction massive, qui avaient servi de prétexte à cette guerre illégale!

G. W. Bush, Colin Powell et Tony Blair avaient tenté de justifier la guerre par un vaste effort de désinformation. En octobre dernier, G. W. Bush déclarait ainsi: «Le régime irakien… possède et produit des armes chimiques et bactériologiques. Il cherche à détenir des armes nucléaires. Il a donné abri et soutien au terrorisme… Le danger est encore significatif, et il augmente avec le temps. Si nous savons que Saddam Hussein a des armes dangereuses aujourd’hui – et nous le savons – cela a-t-il un sens quelconque pour le monde d’attendre… la preuve définitive, le canon encore chaud qui pourrait prendre l’aspect d’un champignon atomique?» Et Paul Wolfowitz, principal conseiller de Rumsfeld, pouvait surenchérir: «Attention, les dangers dont nous parlons actuellement ce n’est pas 3000 Américains tués quotidiennement, mais 30000 ou 300000, et même – Dieu nous garde – 3 millions».

Aujourd’hui, on peut se demander où sont passés les 6500 tonnes de gaz inervants VX, les 38 tonnes de toxine botulique, les 25 tonnes d’anthrax, les 30000 fusées ou bombes prohibées, mais aussi l’uranium importé clandestinement du Niger, etc. qu’était encore sensé détenir l’Irak à la veille de l’invasion. Les éléments de preuve, soi-disant fondés sur des «renseignements solides», se sont évanouis avec l’invasion. La CIA et les services secrets britanniques ont-ils sciemment menti? La question est un peu naïve. La CIA, par exemple, dépend exclusivement du Président et tend à fournir à l’Administration le genre d’informations qu’elle sollicite.

Résistance et enlisement US

Visiblement, l’administration US a largement sous-estimé le potentiel de résistance de la guérilla irakienne, après la fin proclamée des hostilités, le 1er mai 2003. Comment expliquer sinon qu’elle ait décidé immédiatement de dissoudre l’armée de Saddam, vouant ainsi 350000 hommes bien entraînés au chômage et à la misère? De même, comment expliquer l’absence d’une police militaire ou de mesures de sécurité dans la capitale?

A la mi-novembre, un rapport de la CIA relevait cependant que «les efforts US pour reconstruire le pays en tant que démocratie (sic.) pourraient être ruinés si un changement d’orientation n’était pas adopté immédiatement» (Philadelphia Inquirer, 12 novembre 2003). C’est ce qui a conduit l’Autorité transitoire de la Coalition a accélérer le transfert du pouvoir à un gouvernement irakien, avant de pouvoir établir une Constitution et organiser des élections.

Sur le terrain, l’arrestation de Saddam, en décembre, n’a réduit ni le nombre ni l’efficacité des attaques de la guérilla, en dépit des ripostes de plus en plus brutales de la Coalition (Opération Iron Hammer et assassinats plus ou moins ciblés). De facto, l’armée US a dû se retirer du centre de certaines villes comme Fallujah (56 km à l’ouest de Bagdad).

Aux Etats-Unis même, la guerre contre le terrorisme a permis de justifier une série de mesures liberticides à long terme. Plus de 650 prisonniers sont détenus anonymement à Guantanamo et soumis à de mauvais traitements, voire torturés (R. Dworkin, «Terror & the Attack on Civil Liberties», New York Review of Books, 6 novembre 2003).

Un projet colonial contre les femmes

On ne parle plus guère du processus démocratique supposé rendre aux Irakiennes et aux Irakiens la maîtrise de leur destin. C’est que la réalité est tout autre: l’occupation et la violence coloniales font la loi sous la houlette de l’Autorité d’occupation et du Conseil de gouvernement irakien à sa botte, réduisant chaque jour un peu plus les droits élémentaires des populations civiles, des femmes en particulier, mais aussi des minorités nationales et religieuses.

En toile de fonds, on assiste à une montée des antagonismes religieux et ethniques, qui pourrait servir de prétexte au démembrement du pays et à la formation de trois protectorats occidentaux: chiite au sud, sunnite au centre et kurde au nord. Les premières mesures adoptées par le Conseil de gouvernement sont d’ailleurs profondément régressives.

Le 29 décembre 2003, en moins de 15 minutes, le Conseil de Gouvernement Irakien, noyau du futur gouvernement, désigné par Washington, a aboli les droits légaux des femmes, qui sont ainsi soumises à la charia. Comme le relève Zakia Ismael Hakki, une juge à la retraite, cette décision «renvoie les familles irakiennes au Moyen Age». Par ailleurs, la reconstruction des infrastructures n’avance guère, sauf pour le pompage du pétrole, accroissant par ricochet le chômage et la misère.

La démocratie comme marchandise

La conception de la «transition démocratique» a été privatisée et confiée au Research Triangle Institute (société de Caroline du Nord, proche des Démocrates, spécialisée dans le «démocracy building») pour 466 millions de dollars. C’est au Pentagone, au Département d’Etat et à cette compagnie US qu’il appartient de sélectionner les organes du pouvoir civil qui devraient succéder au mandat de l’autorité transitoire de la Coalition (en principe, dès le 1er juillet).

Quant au système légal irakien, il devrait être «réhabilité» par le même bureau d’avocats que Bush et Cheney avaient engagés, après les présidentielles (2000), afin de contester le décompte des voix en Floride… (W. D. Hartung, How Much Are You Making on the War, Daddy?, chap. 5, Nation Books, 2004).

On sait que les néo-conservateurs du Pentagone entendent confier un rôle de premier plan à Ahmed Chalabi, un banquier proche de Richard Perle, fondateur du Congrès National Irakien et soutenu par la CIA depuis 1992 au moins. Le Département d’Etat et Londres paraissent moins chauds, ne serait-ce qu’en raison des affaires financières gênantes dans lesquelles il a baigné (The Guardian, 9 avril 2003).

Toutes et tous à Berne le 20 mars!

Les 14-16 février 2003, 12 millions de personnes étaient descendues dans la rue, dans 700 villes et 60 pays, pour dire NON à la guerre. Cette déferlante n’a pas réussi à empêcher Bush et Blair de passer à l’acte, même si leur position politique en a été durablement affaiblie. Il importe donc de ne pas baisser les bras aujourd’hui devant la poursuite de leurs projets impérialistes. Ce samedi 20 mars, le Forum Social Mondial de Mumbai a appelé à étendre au monde entier les manifestations contre la guerre et les occupations – en Irak, en Palestine et en Tchétchénie – organisées par le mouvement anti-guerre US. Dans ce cadre, en Suisse, une manifestation nationale est convoquée à Berne, à 13h.30, par la Coalition contre la guerre, avec des départs collectifs de plusieurs villes. Allons-y toutes et tous ensemble!

Jean BATOU