Rwanda
un génocide sur fond de stratégie coloniale
Le 6 avril 1994, l’avion transportant le président rwandais Juvenal Habyarimana et son collègue burundais Cyprien Ntaryamira, de retour d’Arusha (Tanzanie), est abattu au dessus de Kigali (capitale du Rwanda). C’est le prétexte qui déclenche le génocide des Tutsis et le massacre des démocrates hutus par les militaires et les milicien-ne-s de l’oligarchie hutue – Akazu 1, «Hutu Power» 2 – les Interhamwés 3. Ainsi,cinquante ans après le génocide des juifs et des tziganes par les nazis, l’humanité a vécu un autre génocide (environ un million de morts en quelques semaines), que la tradition journalistique, nourrie d’ethnologie africaniste (néo-)coloniale a vite fait d’expliquer par la prétendue barbarie traditionnelle des sociétés africaines. Une façon d’en évacuer la modernité.
Dix ans après le génocide, on peut encore constater «l’incapacité de l’imaginaire antitotalitaire européen à s’approprier le désastre rwandais»4, perpétré sous le regard indifférent de la «communauté internationale», particulièrement représentée sur les lieux du crime par la Mission des Nations Unies au Rwanda (MINUAR). Et ceci, en dépit du «Plus jamais ça!» lancé à Nuremberg, légitimant la création de l’ONU.
Colonialisme et Ethnicisme
Ce génocide est un héritage tardif de la colonisation allemande, puis belge, dans laquelle l’Eglise catholique romaine a joué un rôle majeur: principal propriétaire foncier, mais aussi principal éducateur des élites du pays, dont la population est la plus christianisée d’Afrique. Ce sont en effet, des ethnologues et des prêtres qui ont produit et propagé le mythe de la supériorité naturelle des Tutsis par rapport aux Hutus et aux Twas, classés, pour les besoins de la cause, respectivement parmi les «Hamites», d’origine présumée nilotique, les Bantous et les Pygmoïdes autochtones.
Ces thèses ont été pourtant démenties par la recherche historique non ethniciste, qui privilégie la dimension sociale de la distinction entre «Tutsis» et «Hutus». Tous Bantous5, partageant la même culture et parlant la même langue (le kinyarwanda), ils appartiennent aux mêmes villages (ce qui n’est pas le cas des autres ethnies différenciées). En réalité, ils présentent une mobilité sociale qui permet le passage, en cas d’enrichissement, du statut de «Hutu» à celui de «Tutsi». Une architecture complexe, réduite à une classification sociale fondée sur des critères «raciaux», profitable, pendant la colonisation, à l’aristocratie tutsie, bénéficiant des «faveurs» et «privilèges» du pouvoir colonial belge. Ceci a duré jusqu’à ce qu’une partie de l’élite tutsie, en phase avec le reste de l’Afrique, manifeste des velléités indépendantistes, conduisant à une inversion des alliances: pour le pouvoir colonial, l’élite «tutsi» n’était plus dès lors qu’une minorité, tantôt féodale et opprimant la majorité hutue, tantôt communiste, parce qu’indépendantiste.
C’est ainsi, qu’avec le soutien du pouvoir colonial en général, de l’Eglise en particulier, et de l’internationale démocrate-chrétienne, s’est accomplie la «révolution sociale» de 1959, premier massacre et exil des Tutsis par les partisans du Parti du mouvement de l’émancipation des Bahutu (Parmehutu)6, dirigé par Grégoire Kayibanada, qui va par la suite gérer la première décennie d’indépendance (1961-1973), ponctuée de discriminations contre les Tutsis (mention «ethnique» sur la carte d’identité, quotas dans les services publics et privés) et de massacres, avec la bénédiction de la métropole, de l’Eglise et de la démocratie-chrétienne. Les Hutus du nord seront aussi discriminés par rapport à ceux du sud, ce qui conduira à un nouveau régime, dirigé par J. Habyarimana, qui va continuer fondamentalement la même politique de discrimination à l’égard des Tutsis, jusqu’au génocide de 1994.
Génocide et néo-libéralisation
Le passage des massacres au génocide est un saut qualitatif très net: il s’explique en grande partie par le contexte des années 1990, période marquée au Rwanda, comme dans bien d’autres pays d’Afrique, par la fin de la croissance économique, qui avait favorisé une redistribution relativement élargie. Malgré la bienveillance particulière dont bénéficiait le régime rwandais, aussi bien de la part des Etats français, belge et suisse, que des institutions financières internationales, il ne va pas échapper, vu son endettement massif, au passage sous les fourches caudines de l’ajustement structurel néo-libéral, au lendemain de l’écroulement des cours du thé, mais surtout du café, principal produit d’exportation dont dépendait aussi une grande partie de la population rurale.
La cure d’austérité impliquée par l’ajustement structurel affecte gravement la société rwandaise, à l’exception de l’oligarchie entourant Habyarimana, qui s’illustre par son patrimonialisme, ainsi que par le recours à différents trafics (diamants, or, armes, etc.) avec des oligarques mobutistes. Cette situation sociale favorise l’accentuation de la discrimination des Tutsis, traditionnels boucs émissaires, ceci d’autant plus, qu’au même moment, après le refus répété des autorités de Kigali d’envisager le retour au bercail des exilés, victimes de la xénophobie dans leurs pays d’adoption – Ouganda (sous ajustement structurel) et le Zaïre (en crise sociale et économique avancée) – militairement organisés, sous la bannière du Front Patriotique Rwandais (FPR), traversent la frontière ougandaise, menant ainsi une guerre contre les forces officielles, appuyées par l’armée française.
La tension dure jusqu’aux Accords d’Arusha (1992-1993), qui organisent la réconciliation nationale (retour des exilés, partage démocratique du pouvoir). Cette évolution est cependant inacceptable aux yeux de l’aile extrémiste de l’oligarchie, déterminée à conserver ses privilèges, quitte à perpétrer un génocide comme solution finale au «problème tutsi». C’est elle qui fait probablement assassiner son chef, au retour d’une réunion sur l’évolution du processus de réconciliation. D’une part, la diaspora tutsie, dont un secteur a accumulé des capitaux en exil, est accusée d’avoir financé la guerre; d’autre part, les moins pourvus sont accusés de chercher à enlever le pain de la bouche des Hutus pauvres et à récupérer leurs propriétés perdues avec le départ en exil. Ainsi, le Hutu Power peut-il mobiliser contre les Tutsis une grande partie de la population hutue, victime de la crise sociale. Massacrer des êtres humains pour la poursuite de l’accumulation et de la domination oligarchiques, voilà qui n’est pas rare dans l’histoire du capitalisme colonial ou néo-colonial.
Modernité du génocide
Un génocide en Afrique subsaharienne, réputée sauvage et barbare, voilà qui semble peu interpeller la conscience humaniste, si ce n’est sous la forme d’«une épidermique et éphémère commisération»7. Pourtant, ce génocide dont l’exécution s’est en partie effectuée à la machette, instrument rudimentaire, en comparaison du caractère industriel du génocide des Juifs et des Tziganes par les nazis, possède des points communs avec celui-ci. Quelques exemples: le rôle de la radio (Radio Mille Collines, co-dirigée par un européen) et du journal Kangura; l’intervention efficace de l’administration publique dans la sélection des victimes: les préfets et autres administrateurs, maîtrisant entre autres les registres d’état-civil, ont été des acteurs importants de l’organisation locale du génocide.
On relèvera aussi la collaboration active de la République française, sous la présidence de François Mitterrand (au passé pétainiste) et le gouvernement d’Edouard Balladur, dans la guerre, mais aussi dans la protection des génocidaires (opération Turquoise), par la suite entretenus au Zaïre ou en France… enfin, dans l’encadrement des tueurs: les soldats français collaborent même au contrôle de l’identité ethnique – l’étoile jaune des Tutsis – à Kigali. Un soutien indéfectible, bien présenté à l’écran par Robert Genoud dans Rwanda, l’histoire qui mène au génocide, ainsi que par Stephen Bradshaw dans The Bloody Tricolour… Combien de temps faudra-t-il à la France pour reconnaître sa deuxième complicité dans un génocide en un siècle?
Autre point commun, l’indifférence des autorités états-uniennes, qui ont intimé l’ordre aux médias de ne pas procéder à une couverture du génocide, ce qui aurait pu susciter une demande populaire d’intervention. Un cynisme qui n’est pas sans rappeler le refus états-unien de faire sauter les voies ferrées menant aux camps de la mort nazis.
L’attitude de ces deux Etats, membres du Conseil de sécurité de l’ONU, est responsable de la passivité criminelle de cette institution, présente sur le terrain depuis 1993, censée garantir la paix, le respect des droits humains et du droit à la vie8. Bien au contraire, les génocidaires étaient représentés au Conseil de sécurité! On relèvera enfin le rôle de l’Eglise dans la protection des génocidaires, comme ce fut le cas à l’égard des dignitaires nazis.
En matière de génocides et de crimes contre l’humanité, on peut dire avec Georges Orwell, que certains sont plus égaux que d’autres. En langage mitterrandien: «un génocide dans ces pays-là, ce n’est pas grave…». En effet, combien s’intéressent au Tribunal Pénal International sur le Rwanda (TPIR) à Arusha, à la commémoration de ce dernier génocide du si barbare XXe siècle, même parmi ceux et celles qui se considèrent comme humanistes, altermondialistes ou internationalistes?
Jean NANGA
A lire…
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1 L’Akazu signifie «maisonnée» en kinyarwanda. Politiquement, c’est le premier cercle du régime de Habyarimana, son clan familial, le noyau oligarchiste autour de sa femme, et le principal responsable du génocide.
2 Le Hutu Power, c’est le produit de l’alliance, fondée «ethniquement», entre le parti au pouvoir, le MRND et certains partis de l’opposition ayant fait le choix de privilégier l’identité hutue, alors que d’autres partis oppositionnels choisissaient la solidarité avec le FPR… Ainsi le Hutu Power est responsable du génocide.
3 Les Interhamwés sont les miliciens formés par l’Akazu, au lendemain du déclenchement de la guerre, des supplétifs des forces armées rwandaises dans la persécution des Tutsis et démocrates hutus, avant et pendant le génocide.
4 Alain Brossat, L’épreuve du désastre. Le XXe siècle et les camps, Paris, Albin Michel, 1996, pp. 64-65.
5 Le principal historien et ethnophilosophe rwandais de la période coloniale, l’abbé Alexis Kagame, tout en défendant l’origine «hamitique» des Tutsis, classe l’ensemble des Rwandais parmi les Bantous. Cf. La philosophie bantou-rwandaise de l’être; La philosophie bantoue comparée.
6 Le Parti du mouvement de l’émancipation des Bahutus – «Ba» est un pluriel bantou (l’ethnonyme «ba» «ntu» signifie d’ailleurs «les têtes» ou «les hommes») – le Parmehutu, est le parti créé par G. Kayibanda (premier président de la République du Rwanda ), avec l’aide de l’église catholique, maître d’œuvre du renversement de la domination de l’aristocratie tutsie, en rupture de ban avec le pouvoir colonial. Le Parmehutu, malgré l’anti-communisme notoire de l’Eglise, présentait ce changement de pouvoir meurtrier en termes de «révolution» de la «majorité hutue opprimée» contre les «seigneurs féodaux tutsis» – qu’elle avait parrainés pendant des décennies. En oubliant de mentionner l’existence d’une majorité de Tutsis partageant les mêmes conditions sociales que la majorité hutue. Kayibanda, responsable de plus d’un massacre, avait déjà envisagé la «solution finale», que réalisera plus tard son successeur, après l’avoir fait mourir en détention. Les Interhamwés se revendiquaient d’ailleurs symboliquement du projet génocidaire de Kayibanda.
7 A. Brossat, Fêtes sauvages de la modernité, Paris, Austral, 1996, p.98. Depuis peu, des associations juives de Grande-Bretagne et des Etats-Unis d’Amérique expriment leur solidarité aux associations rwandaises.
6 L’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) n’avait pas non plus envoyé de troupes pour arrêter le génocide.