La mort comme condition de prise en charge
Si la Suisse est aujourd’hui reconnue internationalement pour sa politique des «quatre piliers» qui a pavé le chemin à toute approche sérieuse de la prise en charge des addictions, ce n’est pas par bonne volonté que le pays l’a développé.
Les scènes ouvertes helvétiques ont profondément marqué l’imaginaire et les institutions suisses. Au cours des années 1980, le nombre de consommateur·ices de drogues dures par injection augmente dans tout le pays. Ces dernier·ère·s vont progressivement se regrouper, au sein des grandes villes, dans des lieux spécifiques, tristement connues sous l’appellation «scènes ouvertes».
Platzspitz, le cas paroxystique des scènes ouvertes
À Zurich, c’est au cœur de la ville dans le parc Platzspitz que se créera cette zone. Rapidement dépassées par les événements, les autorités municipales décident, à partir de 1986, de reconnaître l’état de fait, d’abandonner les interventions policières dans le parc et de tolérer une zone délimitée où la vente et la consommation peuvent prendre place librement. Seules les ambulances continuent d’affluer pour tenter de réanimer les usager·ères en overdose (1032 réanimations documentées pour l’année 1989).
Massivement médiatisé, le parc deviendra mondialement connu, surnommé Needle Park par The New York Times. Les consommateur·ice·s et dealers affluent alors à Zurich à la recherche de substances ou de profit.
Le tournant VIH
À l’époque, la consommation de drogues est abordée sous l’angle de la prévention, de la thérapie abstinente et surtout de la répression. La toxicomanie constitue un stigmate puissant pour les usager·ères, affilié·es au vol, à la violence et, à partir de la seconde moitié des années 1980, à la maladie; plus spécifiquement au VIH. Entre 1984 et 1986, le consensus scientifique s’établit sur le mystérieux virus qui décime les populations gays et usagères de drogues par injection, l’instituant comme problème sanitaire mondial numéro un, dont la recherche d’antidote devient le graal de multiples équipes scientifiques autour du globe.
Entre 1985 et 1987, à Zurich, des questionnaires administrés à la population usagère révèlent des taux de séropositivité de 30 à 50 %. Pourtant, durant cette même période, la distribution de seringues est abolie et le partage du matériel d’injection entre usager·ères est courant. En effet, la problématique est perçue d’un point de vue moral et conservateur : distribuer des seringues, c’est encourager la toxicomanie, choix personnel, dont les conséquences doivent être assumées par le·a toxicomane. Néanmoins, aucun traitement efficace n’existe à l’époque (les trithérapies arriveront au milieu des années 90) et les mort·es s’empilent.
En l’absence de traitement, le seul levier possible face au virus se joue donc au niveau de la transmission. Face à cette impasse morale-sanitaire couteuse en vies humaines, les voix des travailleur·euses de terrain et des usager·ères seront enfin prises en compte. Ceci permettra un changement de paradigme fondamental dans la gestion politique de l’usage des drogues et l’apparition de la réduction des risques (RDR).
La réduction des risques
Au Plitz, le programme ZIPP-Aids (Zürcher Interventions-Pilot Projekt gegen Aids) incarnera cette nouvelle approche. Pensée spécifiquement pour diminuer les infections VIH, les autorités vont commencer à distribuer massivement du matériel de consommation stérile.
L’année 1991 représentera un pic avec 3 340 369 de kits d’injection distribués, représentant une moyenne quotidienne de 9151 kits. Le Platzspitz sera évacué en 1992, déplaçant le problème dans un autre parc, le Letten, lui-même évacué en 1995.
Les usager·ères elles·eux ne disparaitront pas pour autant et se retrouveront encore plus isolé·es après la fermeture des scènes ouvertes. Depuis lors, divers espaces de consommation sécurisés (ECS) ont ouvert leurs portes et offrent des conditions dignes et sanitaires aux consommateur·ices qui n’ont pas de logements, tel Quai 9 à Genève ou l’ECS du passage à Lausanne.
La RDR ne se limite néanmoins pas à la distribution et recouvre également l’offre de traitements de substitution ainsi que le drug checking, touchant différents types de populations consommatrices. Ces divers services publics d’urgences ont été et restent un succès, réduisant massivement le nombre d’infections VIH, la criminalité liée à la consommation et les morts par overdose, tout en permettant de créer du lien avec les usager·es et d’aider celles et ceux qui souhaitent arrêter leur consommation.
Néanmoins, la RDR manque aujourd’hui de moyens face à une population consommatrice qui grandit proportionnellement à la précarité générale. En témoignent la fermeture de Quai 9 l’été passé aux fumeur·ses de crack, faute d’espace pour pouvoir accueillir cette population et aux nombreux épisodes d’injections en rue documentés à Lausanne. C’est là que se joue également une difficulté pour la RDR, puisque tant qu’elle effectue bien son travail, personne ne le remarque, mais lorsque la consommation de drogues gagne en visibilité, on la critique alors qu’elle nécessite plus de moyens.
C’est l’aspect répressif, beaucoup plus visible, qui obtient des fonds quand bien même il ne sert strictement à rien, si ce n’est à repousser loin des regards la consommation.
Claus