Un avertissement pour le régime Modi

Narendra Modi avait promis de changer le pays de fond en comble. D’une certaine manière, il a réussi. L’écart entre pauvres et très riches s’est creusé en Inde ces dix dernières années. Cette augmentation vertigineuse est la conséquence directe de ses choix politiques.

Manifestations paysanne contre le gouvernement indien
Constatant que les promesses du gouvernement faites après les manifestations paysannes massives de 2020—2021 n’ont pas été tenues, le mouvement a repris début 2024. Répression d’une marche à la frontière des États du Penjab et de l’Haryana, 21 février 2024.

La proximité des deux magnats du pays, Gautam Adani et Mukesh Ambani, tous deux à la tête de grands conglomérats indiens, avec le dirigeant du Bharatiya Janata Party (BJP) était visible depuis longtemps. Ces deux hommes les plus riches du pays ont profité de cette proximité pour étendre leurs empires en raflant dans des conditions douteuses, toute une série de concessions d’État, dans les domaines des ports, des mines, des infrastructures, des aéroports.

Une société ultra inégalitaire

Au sommet, le nombre de milliardaires a presque doublé en dix ans. Désormais, l’Inde compte (selon Forbes) 271 milliardaires, contre un seul en 1991, 93 nouveaux·elles se sont ajouté·es à la liste ces deux dernières années, illustrant cet ahurissante accumulation. Selon une récente étude, 1% des Indien·nes les plus fortuné·es détiennent 40% de la richesse nationale et 23% des revenus. Gautam Adani est ainsi devenu l’une des plus grandes fortunes d’Asie, évaluée à environ 140 milliards de dollars.

Par conséquent, l’Inde supplante l’Afrique du Sud, le Brésil et les États-Unis dans le domaine des inégalités. Le Raj (nom donné à l’ancien Empire des Indes) de la bourgeoise moderne dépasse le Raj de l’époque coloniale. L’ONG Oxfam estime que 57% du revenu national est détenu par 10% des plus riches. Le capitalisme se porte bien en Inde, surtout depuis la libéralisation de l’économie au début du 21e siècle.

Cette croissance découle des décisions politiques de Modi. D’abord dans son fief de Gujarat, où il accorde à Adani une autorisation pour créer une zone économique spéciale, paradis fiscal et commercial. Désormais les sociétés d’Adani sont devenues des géantes de la logistique (ports et aéroports), de l’alimentation et de l’énergie. Lourdement endettées, ses compagnies ont pourtant bénéficié des fonds d’institutions publiques, les banques publiques indiennes détenant 30% de la dette du conglomérat. Cela représente une sérieuse garantie, basée sur des liens politiques solides. 

D’ailleurs, la principale victime du recul électoral du BJP a été le conglomérat Adani, qui a perdu en une seule journée 45 milliards de dollars en valorisation boursière.

Concentration extrême du capital

S’il est emblématique du modèle capitaliste indien, le groupe Adani n’est pas un cas isolé. D’autres géants se sont développés selon des schémas similaires: Reliance Industries du magnat Mukesh Ambani, l’homme le plus riche du pays, les groupes Tata, Birla et Bharti Airtel. Ces cinq entités concentrent 18% des actifs économiques non-financiers en 2021, alors cette part n’était que de 10% en 1991. Ces groupes ont écrasé leurs concurrents, petits et grands, puisque la part des cinq groupes suivants est passée de 18% à 9%, reflétant un phénomène de concentration du capital. Son accélération est directement liée à la libéralisation conduite par les politiques de Modi depuis 2014.

À noter aussi la responsabilité dans la pollution et dans le réchauffement climatique d’Adani, la croissance de ses sociétés énergétiques s’étant basée sur le commerce du charbon.

La croissance économique de l’Inde a surtout été provoquée par le développement des infrastructures. Le nombre d’aéroports est passé de 70 à 140 durant les deux dernières législatures. La concentration des fortunes et du capital s’est donc accélérée. Les vingt plus grands groupes indiens réalisent à eux seuls environ 80% des bénéfices générés par les entreprises du sous-continent. Un chiffre qui a doublé en dix ans.

La fameuse «classe moyenne» sensée s’épanouir et se généraliser est un mirage selon certaines sources. Définie comme disposant de 10 à 20 dollars par jour, ce groupe est estimé à 66 millions de personnes, soit 5% de la population…

Pauvreté en recul?

Le gouvernement Modi a mis en place un mince filet social pour empêcher les explosions sociales. Ainsi 813 millions d’Indien·nes reçoivent chaque mois quelques kilos de céréales, alors que l’ONU estime la pauvreté en net recul! S’il faut donner des aliments à plus de la moitié du pays, on peut douter des chiffres de l’ONU. Cette aide est vitale car 60% de la population vit avec moins de 5 dollars par jour. 

Selon les statistiques de la Banque mondiale, pour 30% de la population c’est même moins de 1,9 dollar. C’est le prix minimum de la reproduction de la force de travail. Marx ne s’était pas trompé dans son analyse et ses prévisions sur les conditions de la vente de la force de travail dans la société capitaliste. L’Inde en offre un exemple terrifiant.

Que valent dans ces conditions les affirmations de l’ONU sur la réduction de la pauvreté, en Inde comme ailleurs? La précarité est toujours largement présente, et l’inflation frappe impitoyablement. La promesse de Modi en 2014 d’un «développement pour tous, avec tous» n’était qu’un slogan électoral qui ne convainc plus.

Les mobilisations syndicales et paysannes et le retour d’une opposition politique unifiée vont rendre les politiques autoritaires et théocratiques de Modi plus difficiles à appliquer.

José Sanchez

L’ultranationalisme hindou

L’appareil du BJP, et surtout sa milice RSS («Association des volontaires nationaux») ont été largement utilisés pour intimider toute forme d’opposition.

Le RSS, fondée en 1925 au temps de l’Empire britannique, est une organisation de type paramilitaire, similaire aux milices nazies, qui rassemble environ 8 millions de personnes. Combattant pour une «régénérescence» spirituelle des hindous, ses effectifs ont doublé depuis 2014. Bien implantée au cœur du pouvoir, le RSS constitue le socle idéologique du gouvernement Modi. Défendant un nouveau nationalisme de race, pour retrouver une grandeur passée, et pour le plus grand profit des riches. Car la hiérarchie du RSS est monopolisée par des personnes de la haute caste brahmane. Ce «renouveau» indien ne concerne pas l’exploitation de classe ou la fin du capitalisme.

Le nationalisme hindou justifie le refus des «corps étrangers», musulmans ou chrétiens. Ce rejet, qui n’est pas seulement culturel ou religieux, prend la forme de véritables pogroms, ciblant en majorité les populations de religion musulmane. 

La partition des Indes britanniques en deux pays, Inde et Pakistan, avait provoqué une guerre meurtrière et des déplacements massifs de population, sur le seul critère de la religion. Pour le BJP, la religion est un puissant outil de pouvoir, au service d’un capitalisme particulièrement avide.