Premier fer à béton d’une politique industrielle?

À la suite d’une forte mobilisation, le parlement a adopté une loi provisoire de soutien aux aciéries suisses, menacées de fermeture. Entretien avec Matteo Pronzini, responsable chez Unia du secteur industrie MEM et élu au Grand Conseil tessinois du Mouvement pour le socialisme (MPS).

Manifestation pour le maintien de Stahl Gerlafingen devant l’aciérie, 9 novembre 2024
« Sans acier, pas de maintien [posture] – soutiens notre industrie Parmelin ! ». Manifestation pour le maintien de Stahl Gerlafingen devant l’aciérie, 9 novembre 2024

En termes numériques d’abord: Stahl Gerlafingen, dans le canton de Soleure, emploie 505 travailleur·ses. Swiss Steel, à Emmenbrücke dans le canton de Lucerne, en emploie 700.

Stahl Gerlafingen avait annoncé une première restructuration au printemps 2024. L’entreprise avait annoncé vouloir fermer une ligne de production. Nous avons fait front commun entre tous les syndicats et avons d’abord essayé, avec la commission du personnel, de comprendre la situation générale du secteur de l’acier afin de proposer des solutions alternatives. 

La particularité de ces deux entreprises, c’est qu’elles recyclent la plupart de l’acier de Suisse, à partir de ferraille. L’acier qui sort est donc, entre guillemets, propre. En comparaison européenne, leur production émet moins de CO₂, parce que l’électricité est d’origine hydraulique et que la matière première arrive par le chemin de fer. À partir de ce constat, on a décidé qu’il fallait lier la défense des postes de travail à celle du climat. Aussi pour être cohérents avec les dernières votations sur le climat en Suisse, où la population soutient une réduction des émissions.

Défendre la production suisse d’acier, c’est donc défendre une production utile pour la société et plus écologique. Dans ce sens, ça évite d’adopter une position nationaliste qui voudrait sauver l’acier suisse juste parce qu’il est suisse. Toutefois, les deux entreprises ne produisent pas pour les mêmes secteurs. Stahl Gerlafingen produit surtout de l’acier pour le bâtiment. C’est plus facile d’intervenir parce qu’il y a un marché intérieur, et derrière, tout le secteur du bâtiment. Swiss Steel, c’est un peu différent. L’entreprise produit des aciers pour le secteur des machines, notamment l’automobile. La majorité est exportée. Il y a donc un enjeu de réorienter cette production d’acier «bas carbone» vers le marché intérieur. Par exemple pour les trains, les ascenseurs, le matériel hospitalier… 

Il faut souligner que les mobilisations dans le secteur de l’industrie sont très rares en Suisse alémanique!

Après notre première intervention chez Stahl Gerlafingen au printemps, nous avons constaté que la situation était difficile et dépassait la question de la fermeture d’une ligne de production. Durant l’été, on a entre autres interpellé le Conseil fédéral sur la possibilité d’imposer l’utilisation de l’acier dans les marchés publics.

Quand l’entreprise a annoncé en automne vouloir licencier 120 travailleurs·euses supplémentaires, on a commencé un travail de mobilisation permanente dans l’entreprise, avec des assemblées, des discussions avec les travailleurs·euses. Nous avons organisé une mobilisation sur la place fédérale le lundi 21 octobre: les travailleurs·euses n’ont donc pas travaillé et sont allés à Berne, avec des revendications très claires pour un soutien politique à un production locale et contre les licenciements.

Je souligne au passage que le soutien de la Grève du climat, qui s’est jointe à la lutte dès le départ, a été important. Le fait qu’un tel mouvement soutienne une bataille ouvrière était un symbole fort. Que ce soit lors des manifestations ou pour la récolte de signatures, iels ont été à nos côtés.

On a aussi lancé une pétition qui a récolté plus de 15000 signatures. On a tout de suite essayé d’avoir des contacts avec les conseiller·es nationaux·ales et conseiller·es aux États. Il y avait déjà eu des interventions parlementaires d’élu·es de Lucerne et de Soleure, notamment une motion du Conseiller aux États de Soleure Roberto Zanetti (PS) qui demandait des mesures pour protéger l’industrie de l’acier et de l’aluminium suisse, adoptée par les deux Conseils en 2023, contre l’avis du CF. 

Durant cette mobilisation, nous avons travaillé avec Roger Nordmann, conseiller national (PS/VD). C’est lui qui a fait la proposition de réduire les coûts de l’énergie électrique pour les prochaines quatre années, avec une échelle régressive – 50% de réduction la première année, puis 37,5, 25, 12,5%. C’est cette solution qui a été acceptée par les deux chambres, malgré une forte opposition du secteur bourgeois, du patronat – la faîtière Swissmem parlait de «tabou».

L’autre aspect de la proposition, est qu’elle implique pour les entreprises qui reçoivent cette aide de ne pas verser de dividendes ni de bonus aux managers. Les sommes en jeu correspondent à 25 millions de francs pour Swiss Steel et 20 millions pour Stahl Gerlafingen. Cette dernière ne va donc pas licencier mais a mis une partie du personnel au chômage technique. C’est déjà 120 emplois de sauvés! Nous sommes encore en train de négocier avec Swiss Steel, qui veut maintenir la suppression d’emplois et prononcer 50 licenciement, malgré le soutien étatique et contre le plan social élaboré avec les travailleur·ses.

C’est une grande victoire, la mobilisation a payé. La presse en Suisse alémanique a bien relayé notre lutte, peut-être aussi à cause du lien entre question climatique et maintien de l’emploi. Cette lutte est un bel exemple, très concret, de ce que doit faire la gauche aujourd’hui. Face à la précarité et la peur pour l’emploi, que les forces nationalistes instrumentalisent, l’auto-­organisation des travailleur·ses est vitale. Les travailleurs·euses ont par exemple passé une journée à discuter avec les commissions du Conseil national en habits de travail. Symboliquement, c’était fort.

La lutte des travailleur·ses de Vetro­pack était courageuse. Malheureusement, le mouvement syndical n’a pas réussi à gagner cette bataille, mais cette lutte a donné une perspective. Elle a lancé une nouvelle réflexion sur la question de la politique industrielle.

Les milieux économiques, bourgeois – je pense au président du Parti radical – s’opposaient fermement à toute intervention politique dans l’économie, en affirmant qu’en Suisse, c’est un dogme qu’on ne peut pas remettre en question. C’est évidemment malhonnête, parce que quand c’est nécessaire, par exemple pour sauver des banques, le soutien peut se débloquer très vite…

Ce qui est clair, c’est que cette décision politique, cette loi transitoire quadriennale, nous donne pour un exemple pour l’avenir. Il est possible de sauver des entreprises qui sont utiles pour la société – pas pour l’«économie», mais pour la société. Pour soutenir ces secteurs, on peut intervenir dans la politique patronale. Par exemple, les autres éléments du texte adopté par les chambres demandent que les entreprises soutenues doivent, au-delà de l’interdiction du versement de dividendes et bonus, maintenir le site de production et présenter un plan, un business plan, pour les sept prochaines années avec une stratégie concrète dans une perspective zéro émission.

C’est important de valoriser cette expérience de lutte, cette intervention en territoire bourgeois comme le disait le camarade Trotsky.

Bonne question. Dans un secteur qui utilise beaucoup d’énergie et qui produit, c’est clair, beaucoup de CO₂, il faut en priorité regarder si c’est une production utile à la société ou non. Un peu aussi comme, à un autre niveau, la question des entreprises d’armement. En même temps, on doit aussi défendre l’idée que ce n’est pas aux travailleur·ses de payer la facture.

Dans le secteur des métaux, de l’acier, cela paraît assez évident qu’on doit maintenir la production, parce qu’on doit produire des tunnels, des ponts… on doit produire des choses avec de l’acier. Mais ce maintien n’empêche pas que le secteur doit aussi réduire les émissions de CO₂. C’est un élément de la loi provisoire.

Ce qui est essentiel, comme c’était le cas pour ces luttes dans les aciéries, c’est qu’il faut une forte présence syndicale. Dans le passé, on parlait de contrôle ouvrier. On doit absolument remettre en question la possibilité pour les patron·nes de décider seul·es. On ne doit plus l’accepter et surtout ne jamais oublier (ou rappeler…) que ce sont les travailleur·ses qui produisent la richesse, qui font le travail, très concrètement, qu’il soit physique, ou intellectuel.

Ce qu’on a vu dans cette mobilisation, et ce qui est très intéressant, c’était un processus, une dynamique d’auto-organisation des travailleur·ses. Ce n’était plus une idée abstraite, c’est devenu une réalité. C’est toujours très émouvant de voir les travailleur·ses prendre en main la mobilisation. Ce sont les travailleur·ses qui ont très spontanément aussi, dès le départ, essayé de forger une solidarité entre les travailleurs de Stahl Gerlafingen et ceux Swiss Steel. Ce sont aussi les travailleur·ses qui ont essayé de faire appel à la solidarité internationale et ont reçu du soutien. Il existe d’autres expériences en Europe, et ailleurs, où des collectifs de travailleur·ses, des entreprises, essaient de combiner la question de la défense des places de travail à celle de contribuer à résoudre l’urgence climatique. C’est la tâche que nous devons poursuivre et étendre.

Propos recueillis par Niels Wehrspann