Le savoir, c'est l'ignorance: la science en danger
Depuis le début du second mandat de Trump, on assiste à une attaque généralisée contre la science aux États-Unis: licenciements, pressions et intimidations, coupes massives dans les recherches, interdiction de mots comme «genre», voire «historiquement» ou même «femme». Cette attaque est sans précédent dans son ampleur, mais elle s’inscrit malgré tout dans une vague mondiale de répression des libertés académiques et d’expression sur les campus. Entretien avec Julia Steinberger, co-rédactrice du GIEC et chercheuse à l’UNIL.

Julia Steinberger, tu dois connaître des chercheur·euses aux USA qui subissent ou sont témoins des attaques contre la recherche, est-ce que tu peux nous en donner quelques exemples?
Il y a énormément d’exemples, en particulier dans les domaines de la santé, de l’environnement, et de tout ce qui touche à l’équité ou à la justice sociale. Je peux donner le cas de ma collègue du GIEC Dr Katherine Calvin. Elle était co-autrice du même chapitre du 6e rapport de synthèse que moi, c’est donc quelqu’un que je connais personnellement. C’est une scientifique prodigieuse, d’une immense compétence, et de surcroît très collaborative et soutenante.
Elle a d’abord été nommée Scientifique en Chef à la NASA, un poste d’un prestige extrême, puis élue co-présidente du 3e Groupe de Travail du GIEC, ce qui en fait la scientifique étasunienne la plus haut placée du GIEC. Trump a tout d’abord licencié toute l’équipe de soutien du GIEC aux États-Unis. Il a ensuite interdit aux scientifiques étasunien·nes de participer aux réunions du GIEC, puis de communiquer avec les médias ou leurs collègues internationaux·ales.
Et maintenant il a tout simplement éliminé le poste de Scientifique en Chef à la NASA. La destruction de la planète par Trump et ses alliés pétroliers passe aussi par la décapitation de la science.
En plus des universités de très nombreux centres de recherches sont aussi attaqués, comme sur la santé et les épidémies. Par exemple, le nouveau ministre de la santé Robert Kennedy Jr a fait virer environ 1300 personnes du CDC d’Atlanta, le premier centre de recherche en santé publique du pays. Il y a quelques mois, il annonçait aussi souhaiter supprimer presque toute la recherche sur les maladies infectieuses et immunologiques?
En effet, c’est une attaque systématique contre les parties des sciences (sociales comme naturelles, d’ailleurs) les plus propices à aider et protéger la population des États-Unis ou d’ailleurs, en fait.
Le domaine scientifique est international et collaboratif: nous dépendons toutes et tous, pour nos soins et traitements, d’avancées élaborées aux États-Unis en matière de santé, comme nous dépendons de leurs centres météorologiques pour nos prévisions. Cette destruction nous met toutes et tous en danger face à des maladies pourtant évitables.
Comment analyses-tu la politique de Trump contre la recherche? J.D. Vance déclarait en 2021 que «les universités sont l’ennemi». Mais qu’est-ce qui est visé: la Science en tant que telle, certains domaines en particulier, les universités comme foyers de résistance? La climatologue Valérie Masson-Delmotte a parlé «d’obscurantisme technophile» pour dire le rejet de la science, sauf quand elle est rémunératrice ou permet d’acquérir du pouvoir.
Les libertés de recherches et d’expression sont déjà limitées depuis longtemps par la part que les fonds privés occupent dans la recherche et les attaques contre les universités de sont pas une nouveauté. Mais, pour moi le projet de Trump, Vance et Musk est simple à comprendre: Ils veulent détruire la capacité démocratique (aussi faible était-elle auparavant) de prise de décision et d’action, afin d’accumuler le pouvoir, et de profiter de la corruption des institutions.
Les universités sont un obstacle à ce projet, car les chercheur·euses mettent à jour la réalité, et permettent à la population de comprendre ce qui est en train de se passer. Si la population étasunienne souffre des tempêtes, canicules et inondations causées par le réchauffement climatique sans qu’aucun·e scientifique ne puisse leur en expliquer la cause, elle sera encore moins en mesure de le stopper.
De manière générale, le savoir critique produit à l’université a toujours constitué une menace pour le totalitarisme, le fascisme et l’autoritarisme. Vance a donc raison: les universités et les chercheur·euses sont l’ennemi du projet Trump, car ce projet est fondamentalement antidémocratique.
Pour Musk, il y a un aspect supplémentaire: l’appât du gain. Il cherche à détruire les agences de recherche ou de régulation nationale, comme la NASA ou la FAA (qui s’occupe du contrôle aérien), pour s’accaparer les fonds de la trésorerie étasunienne et les rediriger vers sa propre compagnie SpaceX. Il veut pouvoir occuper l’espace aérien étasunien sans contrainte de sécurité publique. Il y a aussi un enjeu de chantage à l’armement, SpaceX ayant des contrats militaires.
Des étudiant·es se font renvoyer pour avoir participé aux mobilisations pour le boycott académique, ou des chercheur·euses se font renvoyer dans leurs pays pour leurs positions politiques. En parallèle des attaques contre la recherche, on observe donc aussi de graves attaques contre les libertés fondamentales. Ces deux niveaux sont-ils liés, et si oui comment?
En effet, l’attaque contre les libertés fondamentales d’expression politique et les attaques contre les chercheur·ses sont liées. Qu’on le veuille ou non, la réalité exposée par la recherche, que celle-ci soit climatique ou sociale, économique ou sanitaire, expose aussi les méfaits du pouvoir.
Du point de vue de la «junte» de Trump, les étudiant·es qui demandent justice et droits humains pour les Palestinien·nes ne sont pas si différent·es des scientifiques qui démontrent l’urgence de l’action climatique. Les deux groupes exigent une action en lien avec des principes de bien commun, que ce soient les droits humains ou une planète habitable.
Quelles formes de résistances et mobilisations pouvons-nous voir aujourd’hui?
Aux États-Unis, pour l’instant, malheureusement trop peu. Les décennies de néolibéralisme effréné portent manifestement leurs fruits: les Étasunien·nes se sentent individuellement isolé·es, les syndicats ont perdu leur force, le parti démocrate est clivé et affaibli.
Toute la capacité et les savoirs de l’organisation par le bas et l’action collective sont à réapprendre. Les mouvements étudiants et les activistes sont ainsi bien mieux organisé·es que les scientifiques et chercheur·euses. Malgré tout, les scientifiques étasunien·nes ont organisé Stand Up For Science le 7 mars passé, avec des évènements partout dans le pays. Les manifestations se succèdent, même certain·es politicien·nes proéminent·es, comme Chuck Schumer, commencent à ouvertement critiquer les attaques de Trump.
En revanche, il est déjà tard. Le projet de Trump et son stratège Steve Bannon est accélérationniste: aller très vite et par de grands chocs pour dérouter les institutions et les modes de régulation traditionnels. Ces derniers n’étant pas à la hauteur: il faudra que la résistance au projet Trump se passe ailleurs et qu’elle soit bien plus rapide et forte qu’aujourd’hui.
Et quelles sont les limites de ces mobilisations? Il semble que les scientifiques aient commencé à se mobiliser, mais on ne voit ni grandes manifestations, ni large soutien dans la population.
En effet, et le rôle des médias est important pour créer les conditions de cet abandonnement des scientifiques par la population. Lorsqu’on constate que les milliardaires propriétaires du Los Angeles Times et du Washington Post imposent leur ligne éditoriale alignée avec les politiques de Trump, il est clair que la population étasunienne ne peut plus compter sur les médias comme institution indépendante, qui permettrait de les informer sur le projet Trump. La communication devra se faire autrement.
Si on en vient à la Suisse, qu’est-ce que tu observes et comment vois-tu la situation? Qui est à l’offensive ici contre les universités et au travers de quelles batailles?
J’ai été vraiment choquée à mon arrivée en Suisse en 2020 d’observer à quel point les personnes politiques se permettent d’attaquer les universités et les universitaires. C’est un contexte très inquiétant.
Le savoir et la recherche universitaire devraient être à l’abri des attaques partisanes, mais au contraire, en Suisse, les politiques s’offusquent dès que les chercheur·euses expriment leur position.
En particulier, l’extrême droite voudrait une place universitaire silencieuses, neutre, effacée, qui ne prendrait jamais part au débat public. En fait, nous ne sommes pas aussi loin de Trump que nous nous le figurons, surtout lorsque notre présidente de la Confédération approuve des éléments du discours de Vance.
Il semble qu’il y ait eu une recrudescence des attaques contre les universités depuis les mobilisations pour le boycott académique de mai dernier. Comment vois-tu la situation?
Selon moi, nous faisons face à un backlash, une contre-offensive qui veut enterrer les mobilisations qui gênent, le savoir qui dérange le pouvoir. Aujourd’hui, tout est en jeu: la réelle démocratie, les valeurs fondamentales des droits humains, les exigences de justice sociale.
L’équilibre fragile ne tient plus: les mobilisations étudiantes gênent car elles exposent la complicité des institutions universitaires et des dirigeant·es politiques avec les violations massives des droits humains.
Les recherches climatiques et écologiques gênent, car elles exposent l’incompatibilité entre la survie de l’humanité et les activités des géants de notre économie, que ce soit UBS, Glencore ou même la Banque Nationale Suisse. Ces conflits sont bien réels, et même existentiels.
Le cas de Joseph Daher semble paradigmatique: c’est un licenciement politique qui ne dit pas son nom. Et c’est lui qui est visé parce qu’il est Arabe, a un poste précaire et a été attaqué voire diffamé dans la presse.
Exactement. Prof Joseph Daher est le bouc émissaire, la proie facile: précaire, d’origine syrienne, ouvertement politique, soutenant les étudiant·es. Le fait qu’il est mondialement reconnu pour son expertise, qu’une de ses deux thèses doctorales a été effectuée à l’université de Lausanne, qu’il y enseigne depuis une décennie avec l’estime de ses collègues et l’appréciation des étudiant·es, tout cela n’a pas suffi à le protéger une fois calomnié dans la presse.
L’université aurait dû le soutenir et exiger des corrections et des droits de réponse, et au lieu de cela, elle le sacrifie. C’est un signe clair que nous sommes tou·tes en danger. La mobilisation pour Joseph Daher nous concerne donc tou·tes.
Propos recueillis par Guillaume Matthey