Serbie

S’organiser contre le régime, hors des parlements


Le 15 mars dernier à Belgrade s’est tenue la plus grande manifestation étudiante organisée depuis le début de la vague de protestations la plus massive de l’histoire de la Serbie. La lutte continue, et avec elle, les discussions autour du changement «systémique»: au-delà des récits ethno-nationalistes ou des appels libéraux à un gouvernement d’expert·es, un conflit de classe émerge concrètement de la lutte étudiante.

Manifestation au centre de Belgrade
Arrivée de manifestant·es de différentes villes de Serbie à Belgrade pour la grande manifestation du 15 mars 2025. Belgrade, 14 mars.

Après des mois de confusion idéologique, des orientations plus claires commencent à émerger, tant chez les étudiant·es que dans la société en général. Cela se manifeste d’une part par l’apparition et la présence croissante de drapeaux ethno-nationalistes, et de l’autre, par les efforts de l’opposition libérale pour réduire la révolte étudiante et le soulèvement social à un simple changement de régime, en le traduisant dans le langage de la politique institutionnelle. 

Le but est d’orienter la mobilisation vers les voies de la démocratie libérale, sous l’administration temporaire d’un gouvernement «d’expert·es» qui garantirait des conditions d’élections présentées comme libres et équitables.

Ces deux positions évoquent le récit, dominant dans les années 1990 et au début des années 2000, des «Deux Serbies» (l’une nationaliste contre l’autre libérale), mais ce temps-là est révolu. Cette opposition binaire classique n’est pas inévitable: il est tout à fait possible de critiquer les deux positions en même temps – surtout qu’en réalité, elles représentent les deux faces d’une même pièce capitaliste.

Beaucoup ont déjà du mal à assimiler ce que les étudiant·es ont effectivement soulevé – leurs revendications, leur démocratie directe, leurs prises de position – remettant en question la démocratie libérale (représentative) et son cadre économique néolibéral et appelant à un «changement systémique». Les tenants et aboutissants exacts de ce changement restent en partie flous, ce qui permet aux différentes composantes qui coexistent à l’intérieur de la lutte d’interpréter ce changement à leur propre manière.

Changement de régime ou changement de gouvernance?

En surface, le changement de système semble impliquer un changement de régime. C’est à ce niveau que se situe l’ensemble de l’opposition, y compris les médias et les commentateur·ices dominant·es de tous bords. Ce sont les mêmes expert·es (ou leurs héritier·es idéologiques) qui promettent à nouveau la même démocratie libérale, comme si les trente dernières années n’avaient pas eu lieu, comme si le système qu’ils et elles défendent ne s’était pas effondré en son cœur. 

Pour reprendre les mots de Boris Buden, pour ce bloc, «le but ultime de la protestation est clair et indiscutable: nettoyer l’État de ses éléments corrompus et ainsi lui faire subir une sorte de révision générale, après quoi il sera comme neuf. » Dans cette conception qui réduit la politique au système partisan de la démocratie libérale, la protestation étudiante est critiquée comme étant antipolitique: «la solution doit être trouvée dans l’arène politique» – ce qui signifie par le biais des partis politiques, des élections, du parlement, etc. 

Heureusement, la politique est bien plus large que sa forme institutionnalisée. En effet, la société s’est auto-organisée politiquement au cours des quatre derniers mois, au-delà des institutions politiques formelles. Elle agit politiquement au quotidien: dans les assemblées générales étudiantes, dans les associations informelles nouvellement formées de professeur·es en grève, dans les luttes du secteur de la culture à Belgrade et Kikinda, dans l’assemblée générale de la Bibliothèque Nationale, dans divers groupes de quartiers et de parents qui soutiennent les enseignant·es et les étudiant·es, dans les occupations des universités privées ; dans les protestations et revendications des travailleur·ses des transports publics de Belgrade, des pharmacien·nes de Belgrade, Kragujevac et Užice, dans les blocages des agriculteur·ices à Bogatić et Rača, dans les revendications des ingénieur·es de Serbie, dans les boycotts des chaînes de distribution de masse,  dans les groupes formels et informels qui luttent contre les «projets de développement» tels que l’EXPO 2027 ou l’hôtel de Jared Kushner ; dans l’effort des travailleur·ses du secteur informatique pour fournir une aide financière aux enseignant·es en grève. La liste est encore longue. Hormis quelques syndicats et associations professionnelles semi-engagés, toutes ces initiatives politiques sont extra-institutionnelles. 

Dans leur Lettre au peuple de Serbie (à noter que celle-ci ne s’adresse pas au peuple serbe, mais au peuple de Serbie), les étudiant·es expliquent la cohérence de leurs actions depuis des mois,  systématiquement ignorée par les commentateurs et les prétendus représentant·es politiques. À la question «Quelle est la prochaine étape?», les étudiant·es répondent sans équivoque: «Tout le monde en assemblées», appelant à la démocratie directe dans d’autres domaines publics. La compréhension des étudiant·es du changement systémique va donc plus loin qu’un simple changement de régime. Iels plaident pour un changement dans la manière dont la société est gouvernée, pour des institutions qui sont construites à partir de la base.

Contre l’opposition et sa démocratie libérale

Les étudiant·es, contrairement à l’opposition libérale, considèrent que la démocratie «n’est pas un but extérieur mais une pratique, la vie même du mouvement» (Rancière, message de soutien au mouvement), ouvrant alors une discussion sur la nature du système. Grâce à leur lutte, nous pouvons voir les Bosniaques, Slovaques, Valaques, Roms, non pas comme des caricatures de leurs représentant·es politiques, ni comme des «minorités», mais comme des membres égaux de la société.

L’opposition politique institutionnelle erre, perdue et incapable de trouver un rôle pour elle-même. Elle pourrait peut-être essayer d’agir comme médiatrice plutôt que comme représentante. Au lieu de parler en son nom, elle pourrait ouvrir un espace pour que la société parle d’elle-même). Au lieu de tenter de former parmi ses propres membres un gouvernement de transition qui n’aurait guère de légitimité , elle pourrait essayer d’engager la discussion avec la société politique auto-organisée.

Si elle veut devenir pertinente et, surtout, si elle veut être utile, l’opposition pourrait engager un dialogue avec les groupes mobilisés, les écouter, les autonomiser et les connecter les uns aux autres, se mettre d’accord avec eux sur des stratégies, des solutions de transition, des représentant·es et des priorités. L’opposition pourrait faire un effort pour être présente là où la nouvelle politique se façonne, là où de nouvelles institutions et de nouvelles visions sont en train de se construire. 

L’ombre permanente du nationalisme

La lutte étudiante et celle d’autres groupes sociaux rebelles partent du fait évident que les temps joyeux de la mondialisation sont bel et bien révolus. Elles actent le fait que le capitalisme, particulièrement sous ses habits néolibéraux, n’a pas apporté la prospérité mais la destruction – signalant ainsi qu’un changement de paradigme économique est nécessaire. Les étudiant·es, les travailleur·euses culturel·les, de la santé et du social exigent des investissements publics plus importants ; les pharmacien·nes et les travailleur·euses des transports publics exigent l’arrêt des privatisations et la révision des contrats public-privé existants. Les associations environnementales exigent la suspension complète du projet de mine de lithium dans la vallée de Jadar, tandis que les travailleur·euses de Proleter à Ivanjica tiennent l’usine sous blocus, exigeant le paiement des salaires qui leur sont dus.

Cette perspective d’économie politique fait toutefois apparaître la part d’ombre des protestations étudiantes, à savoir l’absence de questionnement à propos du Kosovo et la formulation nationale de l’intérêt de l’État. Cette dernière tend à supprimer la nature de classe de la rébellion sociale. L’écart entre les intérêts nationaux et de classe, c’est-à-dire la question de savoir si la perspective de classe ou nationale de la lutte prédominera, est crucial pour l’avenir tant de la rébellion que de la Serbie.

Selon Jan Rettig, les programmes économiques des partis d’extrême droite en Europe peuvent être considérés en partie comme antisystèmes, puisqu’ils rompent avec la foi aveugle dans le marché. Cependant, la rupture se fait exclusivement dans le but de protéger le capital privé national. Tandis que des mesures protectionnistes sont introduites, le pillage néolibéral du secteur public et la privation des travailleur·euses ne sont pas interrompus, mais au contraire accentués. Cette trajectoire est devenue évidente dans les premiers mois de la présidence de Trump mais également avec les gouvernements centristes et conservateurs en Europe.

Un rejet émancipateur du «système»

Si les intérêts nationaux l’emportent dans la lutte sur le sens et les objectifs de la révolte sociale, la Serbie n’aura d’autre choix que de s’aligner avec une première, deuxième, troisième ou cinquième puissance impériale à laquelle elle offrira tout ce qu’elle possède – des individus, de la terre, des ressources. Dans ce scénario, seules les élites politiques et économiques peuvent s’en sortir indemnes.

Contrairement à la perspective nationale, les perspectives de classe et intersectionnelles imprègnent tous les aspects de la rébellion étudiante et sociale. Ses mots d’ordre sont justice, solidarité, égalité, entraide et vie digne pour chaque être humain. Contrairement à la droite qui se dit «antisystème», la charge antisystémique de la lutte étudiante est profondément féministe, car elle place l’éthique du soin au premier plan. Elle est anti­fasciste, car elle se préoccupe du bien-être des autres. Elle est également anticoloniale et anti-­impérialiste, car elle rejette la logique de la suprématie (blanche). Enfin, elle est assurément une lutte de classe, car elle ne reconnaît pas la «naturalité» de l’appropriation et de l’exploitation.

Les politicien·nes s’efforcent de rétablir une nouvelle fois leur fantasme que constitue la démocratie libérale, alors que le système international dans lequel la Serbie existe a été irréversiblement altéré. Aucun retour en arrière n’est donc possible. Celui-ci ne serait d’ailleurs pas souhaitable: ce système du passé est responsable de l’apocalypse actuelle – politique, économique, écologique – qui prive la jeunesse d’aujourd’hui de son droit à un avenir. Au lieu de choisir entre périr dans une guerre nucléaire ou être brûlés par le soleil, les jeunes choisissent au moins de se battre pour la possibilité d’un avenir différent.

Si les libéraux·ales ne veulent pas ou ne peuvent pas aider les étudiant·es en lutte, qu’ils ne se mettent pas en travers de leur route. Il n’y a pas de chemins bien tracés, la voie à suivre est très risquée et l’issue incertaine. Le mouvement étudiant est parfois maladroit dans l’articulation de ses positions, mais la concrétude de la lutte qu’il mène produit «des idées et des rêves».

Sasa Savanovic 
Version abrégée d’un article paru sur Masina
Traduction, coupe et adpatation de la rédaction