Le social à l'aune de la pensée néolibérale

Le social à l’aune de la pensée néolibérale

Nous publions ci-dessous l’intervention
que notre camarade Bernard Clerc a faite
lors du colloque L’action «tragique» du
personnel du service public
. (réd.)

Dès ses origines, le travail social s’est trouvé au coeur des
contradictions de la société capitaliste de par son rôle qui
consiste à tenter de répondre aux difficultés des individus
lorsqu’ils sont confrontés aux règles imposées dans la
sphère de l’exploitation. Avec la fin de la période fordiste et
la montée du modèle néolibéral dans les années quatre-vingts,
ces contradictions qui, en Suisse, s’étaient quelque
peu estompées au cours de la période de forte croissance
des «trente glorieuses» ont repris de la vigueur.

Tout d’abord la libéralisation programmée des échanges a
contribué de manière significative à la hausse du chômage1:
le taux de chômage en Suisse est passé de 0,2% en
1980 à 3,7% en 2003. Le marché du travail est devenu de
plus en plus sélectif, privant un nombre croissant de personnes
peu ou pas qualifiées de la possibilité d’obtenir un
revenu du travail régulier et sûr. Cette exclusion du marché
du travail, que les statistiques du chômage ne reflètent
qu’imparfaitement, a alimenté une demande accrue
dans le domaine de l’assurance-invalidité et de l’aide
sociale. Par exemple, de 1990 à 2000, le nombre de rentes
d’invalidité au niveau Suisse a cru de 39% pour s’établir
à plus de 2280002. Pour le canton de Genève3, le
nombre de bénéficiaires de l’aide sociale, sans les requérant-
e-s d’asile, a augmenté de 190% entre 1990 et 2002,
portant le taux de personnes assistées de 1,11% à 2,87%
de la population résidante.

Une demande sociale croissante

Alors que la demande d’aide sociale est en forte progression,
les milieux néolibéraux conduisent en parallèle une
offensive contre les services publics et les assurances
sociales. Celle-ci prend principalement la forme des
réductions d’impôts à partir desquelles, sous la contrainte
des déficits budgétaires, il est possible de limiter ou de
réduire les prestations publiques. Par exemple, la récente
réduction des prestations de l’assurance chômage accentue
la demande d’aide sociale et, dans le même temps, le
nombre de postes nécessaires à la prise en charge des
bénéficiaires ne suit pas l’évolution de la demande. Les
normes d’encadrement sont revues à la baisse en fonction
de critères d’efficacité qui ne retiennent que ce qui est
immédiatement mesurable. Il en résulte que les travailleurs
sociaux, dans le domaine de l’aide sociale par
exemple, disposent de moins en moins de temps à disposition
des usagers-ères. Depuis quelques années, ceux-ci
sont passés du statut d’usager à celui de client, dès lors
que tout se mesure en termes monétaires et de marché.
Curieux client d’ailleurs que celui qui ne paie rien mais est
contraint de demander. Ainsi la fourniture de l’aide financière
devient l’unique critère de performance. Tout ce qui
se passe dans le cadre d’une relation entre un usager et
un travailleur social, et qui n’est pas immédiatement
mesurable, se voit réduit à du superflu ou alors à des activités
relevant de la psychologie ou de la psychiatrie. Le
récent rapport intermédiaire de la commission de contrôle
de gestion du Grand Conseil genevois relatif à l’Hospice
général, organisme chargé de l’aide sociale, est à cet
égard révélateur. Le développement du nouveau management
public et des contrats de prestations vont dans le
même sens: réduire la fourniture de prestations sociales
à des indicateurs de gestion portant sur le seul apport
monétaire fourni aux bénéficiaires.

Les travailleurs-euses sociaux se trouvent ainsi pris
en tenaille entre une demande en forte hausse, pour
laquelle ils disposent de peu de possibilités en matière
de réinsertion, et des exigences de gestion qui font
fi de la complexité des situations auxquelles ils doivent
faire face. Il n’est dès lors pas étonnant que l’absentéisme
se développe chez les travailleurs sociaux
et que le taux de rotation du personnel s’aggrave. La
gestion de ces contradictions est d’autant plus difficile
pour la grande majorité des professionnels du
social que la compréhension politique des enjeux fait
souvent défaut. Or, seule une vision politique des rapports
sociaux permet de comprendre ce qui se passe
dans la sphère du travail social et d’en comprendre le
sens.

Nouvelle forme d’exploitation

En effet, toute action humaine exige de faire sens.
Mais quel sens donner à cette contradiction entre une
idéologie qui ne parle que de réinsertion par le travail
dans un système économique qui paradoxalement
exclut quotidiennement et marginalise celles et ceux
qui se retrouvent sans emploi? Pour certains, le sens
prend racine dans l’idéologie dominante qui distingue
entre les bons et les mauvais pauvres. Les bons sont
ceux qui font les efforts attendus en terme de réinsertion
et qui sont susceptibles de ne pas rester dépendants
de l’aide sociale. Les mauvais sont tous les autres,
ceux qui ne croient plus à leur insertion dans le
marché du travail et qui sont souvent plus réalistes
que ceux qui veulent les aider. Le projet de nouvelles
normes de la Conférence suisse des institutions d’action
sociale
, en prévoyant de réduire le forfait financier
de base, va dans le même sens: introduire l’assistance
publique au mérite. C’est-à-dire un peu plus pour
celles et ceux qui font preuve de bonne volonté et
moins pour tous les autres. Et comme le retour au
marché du travail apparaît assez vite comme illusoire,
alors se développe cette multitude de petits boulots
non payés, appelés contre-prestation et répondant à
une demande que les collectivités publiques ou les
associations privées ne parviennent plus à financer en
raison du désengagement de l’Etat. Ainsi naît une
nouvelle forme d’exploitation, celle consistant à faire
travailler des individus, non pas en échange d’un
salaire mais en contrepartie de prestations sociales.
On objectera à cette critique que les participant-e-s à
ces contre-prestations sont souvent heureux de cette
activité qui atténue quelque peu leur sentiment d’inutilité
sociale. Cela est exact, mais n’enlève rien à cette
nouvelle réalité socio-économique.

Pour d’autres travailleurs sociaux, donner sens
consiste à se conformer au modèle dominant en se
concentrant sur la fourniture de l’aide financière en
respectant scrupuleusement les normes administratives,
peu importe que celles-ci, toujours plus normatives,
ne répondent pas toujours aux réalités multiples
des usagers.

Les riches au paradis…

Mais alors que l’on pose des exigences accrues aux
pauvres qui n’ont pas choisi de le devenir, on offre
des conditions toujours plus favorables aux possédants:
exonérations d’impôts pour les entreprises
dans une concurrence fiscale insensée et sous prétexte
de création d’emplois, baisses d’impôts qui
profitent aux plus aisés, déréglementation progressive
du marché du travail. Ce paradis pour les riches
est censé profiter à tous, ce que la réalité quotidienne
ne peut que démentir. Les écarts de revenus et de
fortune se sont systématiquement aggravés ces vingt
dernières années. Ainsi à Genève, la part du revenu
cantonal échéant aux ménages est passée de 84,1%
en 1990 à 74,2% en 2000, alors que, dans le même
temps, la part des sociétés de capitaux est passée de
12% à 22,1%4. Toujours à Genève, le nombre de
contribuables disposant d’une fortune imposable
supérieure à un million de francs, a augmenté de
77% entre 1991 et 2001 et leur fortune cumulée est
passée de 24 à 35 milliards de francs. Du côté des
entreprises, et pour la même période, le nombre de
celles qui disposent d’un bénéfice imposé supérieur
à 1 million a progressé de 95% et leurs bénéfices
cumulés ont augmenté de 75% entre 1994 et 20015.

En ce qui me concerne, donner sens au travail social
consiste à être solidaire de celles et ceux que le système
économique désintègre économiquement et
psychologiquement. C’est montrer le rapport systémique
existant entre l’accroissement des richesses
économiques d’une minorité et le développement des
inégalités. C’est s’engager politiquement pour mettre
un frein à l’évolution néolibérale de notre monde,
dont chacun sent plus ou moins confusément qu’elle
conduit progressivement à la destruction des liens
sociaux et à la barbarie.

Bernard CLERC

  1. Office fédéral de la statistique, Annuaires statistique de la Suisse 2002, 191.
  2. Ibid, 565.
  3. Clerc, B. Chillier, I. Mivelaz M. 2003, Secteur d’action sociale, statistique 2002, analyse et éléments comparatifs, 8.
  4. Office cantonal de la statistique, Annuaire statistique du canton de Genève, 2003,130.
  5. Rapports de gestion du Conseil d’Etat, 1991 à 2003.