Penser Auschwitz: entretien avec Enzo Traverso

Penser Auschwitz: entretien avec Enzo Traverso

Enzo Traverso est maître de conférence à l’Université de Picardie. Il est notamment l’auteur de L’histoire
déchirée – Essai sur Auschwitz et les intellectuels
(Cerf, 1997), Le totalitarisme – Le 20e siècle en débat (Seuil, 2001) et La violence nazie – Une généalogie européenne(La Fabrique, 2002).
Soixante ans après la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge, nous lui avons demandé de revenir
sur l’interprétation des politiques nazies d’extermination, sur leurs origines dans la violence
coloniale de l’impérialisme européen, mais aussi sur le rôle spécifique joué par l’antisémitisme pour
les légitimer. Pourquoi a-t-il fallu plusieurs décennies pour que la mémoire des camps soit
progressivement libérée? En quoi l’expérience d’Auschwitz porte-t-elle témoignage de la
déshumanisation sans précédent qui caractérise la rationalité industrielle et bureaucratique
moderne? Quelles comparaisons peut-on faire entre camps de la mort nazis et goulag stalinien?

Pourrais-tu évoquer quelques-unes
des analyses «classiques» élaborées à
propos d’Auschwitz?

Ce que nous considérons actuellement
comme des analyses «classiques» émanent
d’intellectuels marginaux dans le
champ politique et culturel de l’époque. A
la fin de la Seconde guerre, les camps
d’extermination ne constituent pas un problème
en soi pour la pensée occidentale.
Ce qu’il s’agissait alors de comprendre,
c’était les horreurs de la guerre en général.
Les catégories analytiques qui nous permettent
de penser Auschwitz aujourd’hui
n’ont donc émergé que lentement.

Certains penseurs réagissent toutefois à
l’événement plus rapidement que les
autres. C’est notamment le cas d’Adorno
et Horkheimer. DansLa dialectique de la
raison
, ceux-ci sont les premiers à considérer
Auschwitz comme une métaphore
des crimes nazis. C’est assez étonnant, car
à l’époque, le nom même d’Auschwitz est
largement méconnu. On parle davantage
des camps de Buchenwald ou de Dachau,
c’est-à-dire des lieux où furent retenus les
opposants politiques au Reich. La distinction
entre camps de concentration et
camps d’extermination, devenue centrale
pour penser le nazisme, n’apparaîtra donc
que par la suite.

L’une des premières philosophes à avoir
souligné la singularité de laShoahest
Hannah Arendt. Pendant la guerre, celle-ci
défend déjà l’idée que l’extermination des
Juifs constitue une violence typiquement
moderne. Elle utilise par exemple l’expression
d’«usines de la mort», pour souligner
le caractère industriel des moyens
mis en œuvre par les nazis. Elle réfléchit
également aux traits psychologiques des
bourreaux, faisant le constat que ceux-ci
ne sont pas nécessairement mus par un
antisémitisme doctrinal.

Quel a été le rôle de l’antisémitisme
dans l’extermination des Juifs?

L’antisémitisme a évidemment joué un
rôle important. Ceci étant, des penseurs
comme Arendt ou Adorno ont tendance à
ne pas focaliser sur cet aspect.
L’antisémitisme ne suffit de toute évidence
pas à rendre compte à lui seul de la
barbarie nazie. LaShoahdoit être pensée
dans le contexte de la guerre, et plus
généralement du climat de «macro-violence» présent en Europe depuis le premier
conflit mondial. Par ailleurs, l’extermination
des Juifs est certes un objectif
important pour les nazis, mais ce n’est
pas le seul. La guerre contre l’URSS, la
conquête de l’espace vital, le projet de
réaménagement racial de l’Europe impliquant
également l’élimination des
Tziganes et des Slaves, en sont d’autres.

Quel est le rapport entre la Shoahet
les massacres de masse antérieurs,
par exemple les massacres coloniaux
ou le génocide arménien?

Dans le second tome des Origines du totalitarisme,
intituléL’impérialisme, Arendt
utilise l’expression de «massacres administratifs
» pour se référer aux crimes collectifs
perpétrés dans le monde colonial au
cours du 19esiècle. Il s’agirait, selon elle,
de la première synthèse historique entre le
racisme idéologique et la rationalité administrative
occidentale. Le monde colonial
est un laboratoire dans lequel l’expérience
concentrationnaire voit le jour. Il constitue à
ce titre une étape vers l’émergence de la
violence nazie. Il y a donc un transfert en
Europe d’une barbarie déjà expérimentée
dans les colonies.

Cette intuition de Arendt est très puissante.
Elle demeure toutefois marginalement
exploitée, ce jusqu’à nos jours. On
commence seulement à étudier le rapport
existant entre le colonialisme allemand en
Afrique – ce qu’on appelait laMittelafrica– et les crimes nazis.

Concernant le génocide arménien, la filiation
est elle aussi peu prise en considération.
Hitler évoque explicitement ce génocide:
«Qui se souvient du massacre des
Arméniens?
», dit-il un jour pour se
convaincre du fait que la communauté
internationale ne réagirait pas à la nouvelle
du massacre des Juifs.

Quand s’effectue la prise de
conscience de l’ampleur de laShoah dans l’opinion publique?

La notion de génocide est devenue centrale
dans notre «paysage mental», mais
c’est un phénomène relativement récent.
Au moment de la libération des camps, les
Juifs n’ont pas envie de se mettre en avant
en tant que Juifs. Ils aspirent à être acceptés
comme des citoyennes et des citoyens
à part entière. Par conséquent, ils passent
sous silence la spécificité de la violence
dont ils ont été victimes.

Ceci vaut également pour les rescapés qui
ont ensuite émigré en Israël. Israël voit le
jour pour soulager la conscience des pays
occidentaux, qui ont été incapables d’arrêter
le génocide. Mais au départ, les autorités
israéliennes ne veulent surtout pas que la
création du pays apparaisse comme une
conséquence d’Auschwitz. Israël se veut un
Etat de combattants, de Juifs qui travaillent
la terre, et non un Etat de victimes qui ont
été envoyées à l’abattoir. Les rescapés sont
donc marginalisés. Ce n’est que plus tard
que l’Etat d’Israël procèdera à une instrumentalisation
politique de la mémoire de la
Shoah, notamment pour justifier sa politique
d’oppression envers les Palestiniens.

Quand s’opère ce tournant?

Pendant le procès Eichmann, qui se
déroule en 1961. Ce procès est celui de
l’Holocauste davantage que celui
d’Eichmann lui-même. A Nuremberg, on
parle du génocide des Juifs, mais celui-ci
est encore classé dans la catégorie des
crimes de guerre. Nuremberg est donc le
procès du nazisme en général.

Le procès Eichmann est quant à lui le procès
de laShoah. D’une part, les débats
sont retransmis par la télévision dans le
monde entier. Pour la première fois, l’opinion
internationale prend donc
conscience de ce qu’a été Auschwitz.
D’autre part, les rescapés jusqu’alors
marginalisés sont appelés à témoigner à
la barre. C’est à ce moment-là que leur
parole, refoulée pendant longtemps, se
libère.

Pourrais-tu revenir sur le caractère
spécifiquement moderne d’Auschwitz?

Auschwitz suppose ce que les sociologues
Max Weber et Norbert Elias appelaient
le «processus de civilisation». Chez
ces auteurs, cette expression désigne plusieurs
phénomènes propres à la modernité,
le monopole étatique de la violence,
l’administration bureaucratique et la division
du travail notamment.

Dans son analyse de l’Etat moderne,
Weber soutient que ces éléments
conduisent à une déresponsabilisation
totale des individus. Un bureaucrate n’a
pas à s’interroger sur la finalité ou la
moralité de ses actes. Tout ce qu’on lui
demande, c’est qu’il sache exécuter la
tâche qui lui est demandée convenablement,
indépendamment de son
contenu.

A mon sens, on ne comprend rien à
Auschwitz si l’on fait abstraction de ces
données. L’extermination des Juifs est
une entreprise menée par un Etat, ce qui
suppose une monopolisation de la violence
par lui. La planification du génocide
implique l’existence d’une administration
puissante et efficace. Par ailleurs,
comme le dit Arendt, Auschwitz fonctionne
comme une usine moderne, dont
la spécificité est de produire des cadavres.
Cela suppose une division du travail
parfaitement maîtrisée. Auschwitz
n’est donc pas une rechute dans une
barbarie pré-moderne. C’est la preuve
des conséquences possibles de la
modernité.

Comment se pose le problème de la
comparaison des camps nazis et
soviétiques?

La comparaison entre ces deux types de
camps est possible et nécessaire. Le goulag
et le système concentrationnaire nazi
sont des phénomènes parallèles qui, dans
une certaine mesure, interagissent. On
assiste dans les deux cas à des déportations
de masse, à une aliénation totale des
individus, à une privation de leurs droits,
à un nombre exorbitant de morts, etc.

Les historiens ont toutefois tendance à
mettre de côté les divergences, qui sont
loin d’être négligeables. S’il est possible
de comparer le goulag et les camps de
concentration nazis, la comparaison avec
les camps d’extermination révèle une différence
de nature. Le goulag est un camp
de travail et de rééducation. Il est crée
pour discipliner la société, instaurer la
terreur totalitaire, mais en fin de compte,
il a une fonction économique de modernisation
de l’URSS. La mort est certes
omniprésente au goulag, mais c’est la
conséquence des conditions de vie des
détenus, et non la finalité du système.

La mort est en revanche le but immédiat
d’Auschwitz. Les Juifs qui y sont déportés,
dans la plupart des cas, ne découvrent
même pas l’univers concentrationnaire,
puisqu’ils passent à la chambre à gaz le
jour même de leur arrivée.

Adorno disait qu’«écrire un poème
après Auschwitz est barbare».
Pourrais-tu commenter cette idée?

Cette phrase d’Adorno a immédiatement
suscité un vif débat, qui se poursuit à
l’heure actuelle. Cet aphorisme ne prend
son sens que s’il n’est pas pris au pied de
la lettre, mais considéré comme ce qu’il
est, à savoir une provocation. Si on l’interprète
littéralement, il est absurde,
puisqu’on a écrit des poèmes après
Auschwitz, et même sur Auschwitz. L’un
des plus grands poètes du 20esiècle, Paul
Celan, y a d’ailleurs consacré son poème
le plus fameux, Todesfuge.

L’objectif d’Adorno n’était évidemment pas
d’interdire la poésie. Ce qu’il dit, c’est
qu’Auschwitz constitue un partage des
eaux. Après Auschwitz, en raison même de
la dimension de cet événement, on ne peut
plus produire des œuvres culturelles de la
manière dont on le faisait auparavant.
Auschwitz est à ce titre une blessure irréversible
pour l’humanité, et donc pour le
type d’art qu’elle est susceptible de créer.
On peut mettre en parallèle l’aphorisme
d’Adorno avec une phrase de Georges
Bataille, selon qui l’image de l’homme
serait désormais toujours associée à celle
d’une chambre à gaz…

Propos recueillis
par Razmig KEUCHEYAN